L’ouverture très graphique d’As Bestas rappelle, pour le spectateur qui aurait déjà croisé Sorogoyen, qu’il ambitionne d’être un cinéaste de l’intensité : le corps à corps des hommes de la montagne avec les chevaux mêle au ralenti à la puissance physique, le combat et la maîtrise de l’élan sauvage. Autant de thématiques qui posent le cadre d’un thriller minimaliste, qui semble reprendre les enjeux des Chiens de paille de Peckinpah, soit la confrontation de voisinage entre les érudits étrangers et les bourrus locaux.
Sorogoyen prend bien soin de ne disséminer que progressivement les motifs du conflit, comme pour mettre au diapason de personnages qui semblent opaques avant de dévoiler des mobiles plus légitimes. Son exploration se concentre en effet sur les petites provocations, et les automatismes les plus instinctifs : le rejet de l’étranger pour les indigènes, l’arrogance des classes privilégiées pour cet ancien prof investi d’une utopie consistant à retaper des maisons à l’abandon pour les céder à qui voudra bien repeupler ces villages en voie de désertification.
Alors que la tension convoque tous les procédés du western, la libération progressive du langage prend soin de désaxer la tendance que le genre pouvait avoir pour le manichéisme : chacun, évidemment, aura ses raisons, et un échange majeur dans le bar local, unique lieu de médiation, pose clairement les enjeux du débat. Dans un magistral plan séquence en plan quasi fixe, Sorogoyen donne la parole à deux classes, et enferme au sein du cadre les impasses qui les rendront irréconciliables (un procédé que Cristian Mungiu étendra à l’échelle de l’Europe entière dans une séquence sidérante de R.M.N, qui sortira en octobre). « Eux ils n’ont rien d’autre. Et surtout, ils n’ont rien à perdre », explique l’épouse à son mari : tout est dit, et aux paroles succèdent les séquences de conflit silencieux, les yeux qui restent ouverts dans l’obscurité, et l’alcool qui allume ceux des prédateurs.
L’interprétation au cordeau est évidemment l’un des gages de réussite de ce bloc de tension, qui va traquer la sauvagerie des agresseurs et les contradictions de celui qui convoque le bon droit tout en cédant aussi à quelques saillies incontrôlées, entre insultes stigmatisantes et provocations. Le recours à la caméra joue bien de cet aspect, sorte de compensation maladroite d’un civilisé qui voudrait recouvrir d’un regard procédurier des échanges qui échappent à son contrôle ; un objet qui deviendra d’une importance capitale mais qui, il faut le noter, ne le fera pas par l’image qu’il aurait pu offrir, preuve s’il en est que ce qui est vu ne suffit pas à cerner les enjeux.
La longueur du récit, clairement divisée en deux temps, justifie la combustion lente et l’éclosion d’un des deux personnages qui, d’abord au second plan, finira par prendre toute la lumière. Quelques scories d’écriture, déjà présentes dans les films précédents du cinéaste, restent cependant encore à l’œuvre : l’abandon total, dans la deuxième partie, de la question des éoliennes, et un nouveau plan séquence avec la fille, d’abord assez pesant (la faute, notamment, à une incarnation assez factice de la comédienne) avant de se diriger vers des développements plus pertinents. Mais l’apprentissage de la protagoniste d’un véritable contact aux sous-couches de son utopie (« La terre est très exigeante. Elle te consumera, tu verras » avait averti un autochtone) permettra un délestage progressif, dans l’appréhension du temps long, du silence et de la solitude.
(7.5/10)