Parce qu’un jour Baku apparaît. Parce qu’Asako est une grande amoureuse, rohmérienne. Parce que Ryûsuke Hamaguchi n’a probablement rien à apprendre des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, indétrônable, éternel. Et parce que chaque mot d’Asako à Baku raisonne avec une acoustique rare : celle d’un cri d’amour murmuré. Tout cela annonçait la couleur d’une sidération lorsque le fantasque Baku, sans crier gare, disparaît du jour au lendemain... Sans cette absence, Asako aurait été indemne, hermétique à sa propre compréhension. Avec : elle aura été (I) et sera (II). Puis en aimera un autre : quoiqu’un sosie. Un clin d’œil au chef d’œuvre invétéré de Buñuel : Cet obscur objet du désir. Mais aussi remake inversé du Vertigo d’Hitchcock où ce n’est plus James Stewart qui modèle Kim Novak pour en faire le sosie, mais Asako qui choisit un sosie et ne le change pas.


Asako I&II signe un tournant artistique majeur pour Ryûsuke Hamaguchi après dix années d’une carrière particulièrement indépendante (encore non exportée), ponctuée de films-fleuves (dont la fresque chorale Senses, distribuée l’année dernière en 3 opus, qui a fait sensation et cumulé 150.000 entrées). Sa sélection en Compétition officielle de Cannes 2018 formalise d’autant plus l’accès d’Hamaguchi au panthéon des grands cinéastes japonais. Le film est ainsi tout sauf une simple bleuette. Soit une œuvre incroyablement aboutie dans les standards du cinéma moderne, où s’instille une décennie de recherche autour des répercussions à l’intérieur des bouleversements extérieurs… La mise en scène y est puissante, décrypte le réalisme des illusions. Jusque dans cette scène où Asako, avide de regarder la mer, se heurte à un Baku qui ne la voit pas, stationne derrière une muraille en béton. Asako, d’ailleurs, l’a-t-il jamais vue? Lui qui va à contre-courant de ce à quoi elle aspire pour finalement faire le choix de l'urgence, de l'évacuation permanente : la temporalité du rêve étant ce qu'elle est... Le Baku étant d'ailleurs une créature mythique du folklore nippon qui se nourrit des rêves et des cauchemars.


Le film a beau être vu deux fois, trois fois, davantage encore : tous les masques d’Asako n’en sont pas plus démasqués. Pour ne rien aider : un visage de cire, subtil, qui est son propre empire des signes… Et un entourage tout aussi humain : donc dense. Même la signification des caractères kanjis dans les prénoms entremêle les enjeux d’un chassé-croisé sentimental à la Douglas Sirk (« le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots »). Il faudra redoubler d’attention et d’écoute pour déceler la partie immergée de l’iceberg... Ici, les personnages sont forts. On sent l’admiration d’Hamaguchi à leur égard. La disparition d’un personnage (c’était déjà déjà le cas dans Senses) est finalement chez lui l’épicentre d’un séisme dont il va falloir se remettre, toujours accompagnés par les autres. Le couple du film, avant d’être lui-même victime du choc de la décision amoureuse, ne vient-il pas en aide aux victimes de Fukushima? Il y a manifestement du curatif dans son cinéma. Au cœur : explorer le choc de sa propre compréhension – brutale, douloureuse, mais aussi féconde – quand la clé d’une énigme intime se démêle enfin, elle qui nous tétanisait depuis des années...


C’est donc le parcours d’Asako qu’on suit : de l’adolescence à l’âge adulte. Sur le fil de la vacillation, sans pour autant s’abandonner. Elle reste d'autant plus ce qu'elle est qu’elle assume de dépasser le cadre sociologique et politique d'une société (japonaise) aseptisée. Et ne perd pas la face après l’avoir fait (ce que la bien-pensance aurait au moins espéré d’elle). Quitte à paraître « sale », comme cette rivière à la fin, à cause des intempéries. Sauf qu'aucun phénomène naturel ne peut disqualifier une rivière : seul le regard humain le peut. Et « c'est beau », d'être vivace, ambivalent, d'échapper au conditionnement de son environnement, de laisser ses propres phénomènes naturels traverser le corps, l'esprit, la torpeur. Le film permet de formuler tout cela. D'affronter, à son tour (ses paradis perdus). Et pourrait empêcher d'avoir à détruire, pour en revenir à la même conclusion qu'Asako. Peut-être permettra-t-il à ceux qui savent l'interpréter, d'apprendre à être serein et conquis, en amour… Tout du moins : d'oser rester fidèle à soi.

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le 25 nov. 2018

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