Ambiance froide, froide comme un été qui a passé son tour dans le bal des saisons. Une ambiance froide comme un acte manqué, un été qui ne passera plus, peut-être plus jamais. Restent debout, des tours de béton à tomber fou dressées dans les jardins de Carthage. C’est une épidémie de bâtiments meurtris, à moitié finis, où les fenêtres laissent la porte ouverte à celui qui saute et veut frapper le sol contre sa tête. Dans Ashkal, premier long-métrage de Youssef Chebbi, l’action se déroule dans une géographie marquante, celle d’un quartier de Tunis où les constructions des immeubles créés par l’ancien régime ont été brutalement stoppées au début de la révolution.
Le film démarre sous ses airs de polar avec un duo de flics, Batal et Fatma, qui lancent une enquête après la découverte d’un corps calciné, nu, avec ses vêtements soigneusement posés à ses côtés, dans un de ces immeubles délaissés.
Tandis qu’ils avancent dans leurs investigations, la nuit, d’autres habitants se consument à petit feu, des corps allumettes qui, comme des lampadaires, sont des diables lumineux qui mordent l’obscurité.
C’est dans un décor extrêmement cinégénique que le Tunisien Youssef Chebbi réalise son premier long-métrage de fiction. Décor de bâtiments morts-né, décor aux nombreux angles-morts, décor lisse qui tisse des toiles d’ombres. Pendant tout le film, des questions nous viennent : les personnages sont-ils avalés par les constructions, sont-ils surveillés, par qui ? par quoi ? Par monts et par vaux, le mystère, celui d’un être qui erre dans la pénombre, se dilue comme un résidu sur la pellicule. Qui est-il ? Qu’est-il capable de réaliser ? C’est là que le réalisateur excelle, dans la mystique d’un film conjuguant immeubles rectilignes, enquête méthodique et vagues de flammes dansantes et troubles qui semblent directement s’attaquer à la clarté d’une nuit assommante.
À mesure que l’intrigue se délie, les corps continuent de s’embraser. Des corps, encore et encore, en corps à corps, des âmes fanées par les flammes qui embrassent la mort. Alors, les corps deviennent-ils des feux de détresse ? Alors, les corps deviennent-ils des armes à feu ?
La fiction nous rappelle souvent qu’il suffit de souffler sur des braises pour rallumer les flammes de l’Histoire. Recontextualisons : en 2010, le 17 décembre plus précisement, un vendeur ambulant tunisien, connu sous le nom de Mohamed Bouazizi, se suicide par immolation dans la rue. Il est alors à l’origine des émeutes qui concourent au déclenchement de la révolution tunisienne, évinçant le président Ben Ali du pouvoir, et par extension aux protestations et révolutions dans d’autres pays arabes, connues sous le nom de Printemps arabe. L’auteur, en lorgnant du côté du cinéma de genre, s’empare d’une problématique chère aux Tunisiens.
Sans misérabilisme, sans folklore, Youssef Chebbi fait le choix de titiller le fantastique.
C’est davantage un défi du frisson que la démonstration bouffie d’un pays de conflits. Les corps se sont enduits et Ben Ali s’est enfui. Feu !
Disponible début janvier en épisode audio sur la chaîne Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=W9IUYoE1oZI&t=17s&ab_channel=Spleendide