Là-bas comme ici, la plupart des politiques, en tout cas ceux qui font de la politique leur activité professionnelle, à défaut d'en faire leur profession de foi et de porter les espoirs de leurs concitoyens, fonctionnent selon un logiciel souvent obsolète et parfois même en mort cérébrale .
Il est un cinéma, plus que tous les autres qui a besoin de vivre, de décrire et de dire, de parler à nos imaginaires pour les entretenir et leur permettre de déployer sans cesse leurs ailes. Une société ne peut vivre, se développer et s'épanouir sans projets d'avenir, sans l'espoir d'un lendemain meilleur, sans espérance. Les sacs et les ressacs politiques sont la respiration des sociétés qui construisent leur avenir démocratique ; entraver le cours des choses conduit à créer une eau morte et une société qui se meurt d'être contrainte d'y vivre en apnée et à qui il ne restera plus qu'à s'immoler pour disparaître à tout jamais. C'est en tout cas ce que le film de Youssef Chebbi suggère fortement. Le cinéma des pays en voie de démocratisation joue un rôle déterminant pour celles et ceux qui ont un besoin vital et impérieux de se regarder dans leur propre miroir.
L'immense espoir que la Révolution de Jasmin a soulevé en Tunisie s'est jour après jour délité jusqu'à aboutir à une caricature de régime politique, qui a suspendu la Constitution du pays et renvoyé les parlementaires élus chez eux. La Tunisie, si pleine de promesses, est aujourd'hui exsangue et à l'image des ossatures de béton, comme autant de spectres, aux ouvertures béantes et aux terrains restés vagues du programme immobilier Les Jardins de Carthage dont la révolution de 2010 a suspendu la réalisation.
Ashkal, l'enquête de Tunis de Youssef Chebbi est un premier film en solo à mi-chemin entre uune enquête policière classique sur une répétition de faits divers et une vision fantasmagorique des nuits d'hiver dans une ville à l'arrêt dans tous les sens du terme.
Deux enquêteurs de police, un homme et une femme, un ancien, déjà en poste sous Ben Ali, le dictateur déchu, et associé à une image désastreuse de la police du régime, et une jeune officier intransigeante et peu encline aux compromis, sont à la recherche d'un mystérieux personnage portant capuche dont le portrait-robot vague et pourtant précis laisse à penser qu'il a lui-même connu le feu de l'immolation. Car c'est de cela qu'il s'agit : une succession d'immolations par le feu dans ce même quartier inachevé, sans lien aucun entre les victimes, mais un modus operandi identique et surtout une étrange ressemblance des faits qui tient davantage du mimétisme que d'une similitude.
Un arrière-plan politique toujours présent, effleuré parfois, en filigrane pourtant, avec une hiérarchie qui cherche à entraver une enquête sans que les intérêts défendus n'apparaissent vraiment clairement, sinon à imposer une volonté que le passé doit rester le passé et que la commission Réconciliation et Réparation que préside le père de la jeune officier de police doit rester dans le formalisme souhaité pour que rien ne change, que les affaires reprennent et continuent, chacun à la place qui est la sienne. Il ne faut rien changer pour que tout change, il faut tout changer pour que rien ne bouge est la synthèse nouvelle du pays présidé par l'actuel président tunisien Kaïd Saïed.
La dernière scène du film est à ce titre suggestive et évocatrice. L'officier Fatima sera-t-elle aspirée par l'appel du feu ou trouvera-t-elle en elle la force de rompre ce qui ressemble de plus en plus à une spirale infernale ?