Une voix sur fond noir qui répète ses mots
Puis un jour, trouble et jaune, qui épouse son regard.
Il est ainsi perçu, trébuchant et hagard,
Ce film hors conventions, ce qui le rend si beau.
Il ne partage pas l'objectivité de Loving Vincent.
Bien au contraire, il opère des choix et montre même le prosaïque, comme si une caméra venait filmer cette fin de XIXe siècle à Arles, dans les hautes herbes et jusque dans la cornée du troublant personnage qu'est Vincent Van Gogh.
Le but affiché est de comprendre Vincent, de partager ses heures perdues à se déchausser, à se nourrir, à parler, à courir dans les prés. De se mêler à sa folie en entendant son démon, l'impact des voix des autres. A voir ce qu'il voit, non en tant que poète mais en tant qu'humain: les jambes qui courent, les ramures des arbres se balançant au vent, le sentiment de liberté unique quand le soleil est brillant, le ciel bleu, qu'il fait toujours midi et que tout semble aussi simple et authentique que le monde de l'enfance.
At Eternity's Gate, c'est avant tout une plongée dans l'intimité du peintre, dans son quotidien, filmé comme si on s'y trouvait.
Et, partant, c'est aussi un exercice de style: la recherche des plans les plus insolites au milieu des plus classiques, la focale à hauteur d'homme pour se trouver comme Vincent en tête à tête avec les personnages, des axes rusés qui forgent le mystère et la merveille comme une fenêtre qui s'ouvre sur un personnage de tableau qui semble l'ouvrir.
At Eternity's Gate, c'est aussi une distribution longue comme deux bras: c'est un peu Stargate.
Mais qu'on y prête que peu d'attention: Vincent Pérez est anecdotique, Emmanuelle Seigner transparente dans une scène géminée qui se veut un choc, Niels Arestrup en fou et en tatoué émeut puis disparaît, Mathieu Amalric déborde d'humanité mais ne rend qu'une courte visite finale.
Oscar Isaac est un bon Gauguin, pipe au bec, et achève agréablement le film sur fond jaune et en post-générique.
La scène où casting rime avec succès, c'est la discussion entre Vincent et le prêtre où le talent de Dafoe et de Mikkelsen éclate en toute innocence. Le talent de ces deux vedettes - sans parler de l'ironie d'un Dafoe, ex-Jésus Christ de La Dernière tentation du Christ, campant un Vincent qui se compare au messie - ainsi que le message de ce film intimiste et contemplatif
Car At Eternity's Gate ne porte pas son nom de manière hasardeuse: il célèbre les Happy few, vrais amis de l'artistes, amis que nous sommes pour Vincent, du moins lorsque l'on aime son oeuvre. Il rejette ce prêtre pourtant sûr de son approche esthétique qui juge l'oeuvre de Van Gogh repoussante et qui peine à comprendre que Vincent puisse se croire un peintre.
At Eternity's Gate traite de l''éternité sous toutes ses formes et dans tous ses sens: l'éternité wildienne du portrait qui permet de rester éternellement jeune, infiniment vivant, l'éternité stendhalienne de l'oeuvre ignorée de ses contemporains mais immortelle dans l'esprit des générations futures et enfin l'éternité biblique de la nature, Jardin d'Eden, Arcadie à la Poussin, temple baudelairien, où la présence de Dieu se terre dans des riens, dans la peinture du soleil qui dore ce qui est tristement fini et éphémère.
At Eternity's Gate, c'est l'artiste recherchant l'éternité, déstabilisant le badaud gavé et saoul du quotidien et du bassement terrestre qui lui permet d'oublier un temps la finitude. C'est une belle illustration du Rappel à l'ordre de Jean Cocteau ...
Ces quelques mots, si justes, de Saint-John Perse :"Poète est celui-là qui rompt pour nous avec l'accoutumance".