Au Bonheur des Dames est un roman à succès d’Émile Zola publié en 1883. À travers une histoire étonnamment sentimentale (mais pour peu qu’on se penche sur son œuvre, Émile ZOLA est bien plus que l’auteur austère, naturaliste et rébarbatif que l’enseignement scolaire nous laisse croire), le roman nous fait découvrir avec précision, réalisme et brio l’univers des grands magasins, de leur avènement et des bouleversements sociologiques qui modifieront pour longtemps notre monde contemporain. L’intrigue s’inspire largement du succès des Galeries Lafayette qui se développent exactement au moment de la publication.


Le livre est adapté au cinéma par Julien DUVIVIER (1896-1967, réalisateur entre autre de La Belle Équipe en 1936, Pépé le Moko en 1937et les deux premiers Don Camillo en 1952 et 1953. Je vous invite à découvrir sa filmographie constituant une grande partie du cinéma français classique). Au bonheur des dames est un film muet en noir et blanc sorti en 1930.


Petite paysanne normande, Denise débarque à Paris pour y trouver un emploi. D’abord logée chez son oncle Baudu, vieux marchant de tissu sur le déclin, elle trouve un poste de mannequin au sein de la nouvelle, grandiose et moderne enseigne Au Bonheur des Dames. Ingénue et naturelle, Denise découvre l’univers des grands magasins, voués au commerce et leurs méthodes modernes de vente et d’exploitation. Mais son caractère normand et son bon sens lui attirent les grâces et les avances sincères du patron et fondateur du magasin : Octave Mouret. L’irrésistible expansion du Bonheur des Dames emportera dans son élan les destins de Denise, Mouret et Baudu et changera leur regard sur la vie.


Pour remettre les choses dans leur contexte, le cinématographe est créé en 1895 ; le premier film parlant, Le Chanteur de Jazz sort aux États-Unis en 1927 et le temps que la technologie se développe et se démocratise, le premier film parlant français date lui de 1929. Pour autant, films muets et films parlant cohabitent encore pendant quelque année sans que la sonorisation soit systématique et sans que cela soit pour des raisons financières ou techniques. Lorsqu’il sort en 1930, Au Bonheur des Dames est loin d’être un film désuet et en retard sur son époque. En effet, en vingt-cinq ans d’existence, le cinéma muet a tout inventé en termes de montage et de communication. Il s’est fait montre de merveilles d’ingéniosités techniques, visuelles et narratives pour palier à l’absence de son et être d’une expressivité toute autant voire plus moderne que beaucoup de films parlant d’aujourd’hui.


C’est d’abord par ce biais formel qu’Au Bonheur des Dames est un film particulièrement intéressant et marquant. Pour illustrer son propos, Julien DUVIVIER utilise toutes les techniques et mouvements de caméra à sa disposition.


On assiste, au début du film, à l’arrivé de Denise à Paris, via la gare St Lazare. Elle se fraye un chemin au milieu des gens, des bagages et des trains. Une technique de surimpression est utilisée pour toute la séquence. Le visage de Denise se mélange avec des images de train en transit et de foule compacte. Le tout donne une impression de mouvement, de vitesse et de modernité (inserts de mécanismes et de rouages, évocation de la ville). Par cette association d’images, Denise fait déjà partie de ce monde de progrès dans lequel elle se déplace, même si elle ne le sait pas encore. Cela donne des indications sur son évolution psychologique future.


Tout au long du long-métrage, de nombreux travellings latéraux sont utilisés pour montrer le fonctionnement du grand magasin : ses étals, la cantine du personnel. Comme sur un tapis roulant d’usine, la caméra présente l’activité et les hommes comme des rouages d’une machine qui ne s’arrête jamais, qui avance, se déplace, à l’image du progrès.


Il y a aussi beaucoup de travellings avant assez vertigineux. Soit en direction de la boutique de Baudu, pour évoquer le lien familial, l’observation du microcosme d’un cadre intimiste et modeste ; soit vers le grand magasin, pour souligner l’attirance irrésistible du progrès, du commerce et de la consommation (s’ajoutant à cela le mot « Bonheur, Bonheur » en néons clignotants la nuit). Mais ce travelling avant vers la grande enseigne figure aussi l’élargissement vers un nouveau monde ouvert. La caméra sort littéralement de la petite boutique pour aller dans la grande rue, comme un appel d’air, une bouffée d’air frais.


À noter que ce sont les Galeries Lafayette qui sont filmées comme décor du Bonheur des Dames. À grands renforts de travellings et autres plongées et contre plongées, DUVIVIER en fait un décor féérique mais bien réel. La fiction devient la réalité et inversement. Il y a assimilation des deux mondes qui nous fait découvrir un univers encore inchangé aujourd’hui. Prémonitoire en 1880 et 1930, Au Bonheur des Dames est une histoire ancienne sur le progrès, servie, nourrie, embellie et renouvelée à chaque époque par l’innovation technique et marketing qu’elle a choisie comme sujet. Ainsi, les néons, l’aviation et le cinéma qui sont dans le film sont le témoignage et l’outil de ce même progrès dont il est question.


Car le progrès est bien la grande thématique du Bonheur des Dames, peut-être même plus dans le film que dans le livre. C’est un progrès intra et extra diégétique, dans le fond comme dans la forme. Le personnage de Mouret n’est guidé que par cette idée. Denise aussi adhérera à cette idéologie. Elle se lie avec Octave, certes par sentiment amoureux, mais aussi et surtout par amour du commerce et foi en l’avenir.


Mais le progrès écrase aussi. Il efface et détruit le passé et les choses anciennes. Le destin tragique de Baudu et de sa boutique en sont l’illustration. Il s’agit d’ailleurs de la séquence emblématique du film qui met en évidence l’ingéniosité technique et scénaristique de Julien DUVIVIER et du cinéma muet de l’époque, qui se passent très bien de dialogues. Le fond et la forme y sont particulièrement bien articulés. Les images illustrent parfaitement la situation et les impressions et sentiments des personnages. Le tout étant à la fois concret et abstrait dans le même plan.


Le triomphe de Mouret et le développement de son Bonheur des Dames finissent par ruiner le petit commerçant Baudu. Cerné par les travaux d’expansion du grand magasin, il vit dans son local décrépit, dans le bruit incessant des marteaux, grues et démolitions. Criblé de dettes et le jour même du décès de sa fille, Baudu reçoit la visite d’huissiers venant saisir son logement. S’en est trop pour le pauvre marchand. Au choc de la mort de sa fille s’ajoute le « coup » du sort financier combiné aux coups réels de marteau tout autour de lui.
Bouleversé d’émotion, sa tête lui tourne et sa vue se brouille. Nous avons alors affaire à une vue subjective de Baudu voyant double. L’écran est divisé en deux images identiques, opposées sur un axe central, qui se fondent en une seule inversée au même rythme que les coups de marteau à l’extérieur.
Les coups de marteaux sont signifiés par des plans d’ouvrier frappant à répétition sur la caméra en contre plongée. Puis, par un effet d’éclairage, le travailleur devient une silhouette noir et menaçante. Nous sommes alors passés dans l’abstraction et dans la représentation du progrès sans visage, anonyme et déshumanisé qui détruit tout dans l’esprit de l’homme.

L’esprit vaincu de Baudu est quant à lui illustré par l’effondrement des tapisseries et des murs entiers du magasin comme s’effondre sa raison. Il s’agit encore d’un plan figurant deux idées en même temps. Génie du cinéma.


De plus, le montage aux plans rapides est en lien avec ce que décrivent les images et ce que ressent le personnage. Perdu dans le brouhaha des travaux et le choc émotionnel, Baudu perd ses repères, il est désorienté. Il en va de même du spectateur qui assiste à un montage frénétique mais construit de murs qui s’effondrent et de martellements répétitifs.


L’aspect technique du film fait donc son intérêt. Mais l’adaptation de l’œuvre littéraire initiale est aussi intéressante. Le traitement des personnages principaux est différent.


Curieusement, Denise fait carrière dans le mannequinat plutôt que comme vendeuse. Ainsi, tout l’aspect commerçant, entreprenant et pragmatique du personnage du livre est inexistant dans le film. Seule persiste son adhésion au modernisme (adhésion plus forte que les liens familiaux, presque plus que les liens amoureux semble-t-il), ce qui au final, en fait une héroïne presque antipathique, amorale et audacieuse.


Le film met aussi davantage l’accent sur Baudu, qui est la réunion de trois personnages du livre. On suit beaucoup plus sa déchéance et celle de sa famille au détriment de la description du fonctionnement interne du grand magasin. Ce dernier élément n’est abordé qu’à travers deux séquences seulement, à l’inverse du roman qui en fait une présentation par le menue. Mais ce que les scénaristes ont fait du vieux marchant à la fin est bien différent de l’œuvre d’Émile ZOLA. Dans un accès de folie, le Baudu du long-métrage se précipite au Bonheur des Dames pour y abattre Mouret. Cela provoque une panique et une cohue monstrueuse dans le magasin (scène digne des meilleurs films catastrophe), coups de feu, poursuite et fin tragique et sanglante pour Baudu. Avec cet épisode, le film s’offre curieusement une incartade dans le registre du fait divers, du grandiloquent et du sensationnel quelque peu racoleur. La séquence est palpitante même si elle dénote un peu avec l’ensemble de l’intrigue. Mais pour autant, au-delà de ce changement de ton, c’est cet évènement tragique qui provoquera le dernier acte avec la brouille entre les deux protagonistes, la prise de conscience de Mouret et surtout la conversion définitive et un peu radicale de Denise.


En résumé, Au Bonheur des Dames est un classique, sinon du cinéma français, du moins du cinéma muet. Le film est brillant et moderne par sa mise en scène et ses ingéniosités techniques déployées au service de son histoire. C’est une œuvre personnelle qui sait tirer parti de son support initial mais propose aussi de nouvelles choses en exploitant tout le savoir-faire cinématographique à sa disposition.

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le 11 mars 2021

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