Franchement, je redoutais une relecture familiale un peu tarte de De battre mon cœur s'est arrêté et j'ai été très agréablement surpris : j'ai trouvé ça sensiblement plus imprévisible, touchant, intelligemment pensé, joliment joué et surtout bien plus épris de musique que je n'aurais cru !
Rendu à la moitié du film, je voyais tous les pions s'aligner pour qu'on ait un truc bateau et chiant au possible : on a un gamin de cité secrètement plein de génie qu'un directeur de conservatoire en manque d'authenticité veut présenter au nom de son école à un grand concours international de piano. Le film a bien insisté jusque là sur le fait que les potes de cité du gamin n'étaient pas eux-mêmes exceptionnellement enthousiastes à l'idée qu'il soit pianiste, parce qu'ils voient ça comme un truc élitiste respirant le mépris de classe. Il a bien insisté sur le fossé séparant le jeune de la petite amie qu'il s'est faite au conservatoire. Il a bien insisté sur le fait que le reste du conservatoire essayait de contrecarrer le choix du directeur artistique pour proposer un candidat plus présentable. Vous la voyez venir, la suite ? Sa copine qui va péter une petite crise de bourge et le plaquer quand elle va réaliser qu'il est un gueux de la téci ? Ses potes qui vont l'embringuer dans un énième cambriolage ou sale coup quelconque la veille du concours ? Lui qui, du coup, va être à deux doigts de devoir rater sa représentation, mais que le directeur du conservatoire va en toute dernière minute récupérer en sauveur, pour l'y tirer de force et qu'il sèche tout le monde en commençant par le remplaçant du conservatoire ?
Eh ben non, rien de tout ça !
Tous les personnages aboutissent d'une façon ou d'une autre, de manière plus riche, plus intéressante et plus aimable que cela. Tous sont un peu donnés à connaître, donc aucun n'est réduit à une présence simplement fonctionnelle. Tous, de quelque manière, concrétisent dans l'ultime concert quelque chose qui se tramait en eux de longue date. On se retrouve alors avec un dernier acte dont le propos est aussi simple que rafraîchissant : la musique, c'est ce à quoi doit aboutir toute l'émotion accumulée de la vie.
Du coup, il y a bien une chose que j'attendais au tournant, et que j'attends toujours des films qui suivent des musiciens : est-ce que le metteur en scène va respecter et laisser vivre la musique ? Est-ce qu'il va oser des scènes de dix minutes entièrement dédiées à laisser se déployer un morceau et savoir raconter à l'écran l'émotion de la musique en train de se faire ? Ou bien va-t-on avoir droit à un énième film sans envergure faisant de la musique un expédient scénaristique sans valeur propre, bon seulement à raconter son histoire ?
À cet égard, Au bout des doigts commence de façon encourageante : Mathieu joue le deuxième prélude du Clavier bien tempéré de Bach, et on a droit à la totalité du morceau d'une traite ; c'est joué avec fièvre et filmé comme tel. En milieu de film, je tique : la deuxième Rhapsodie hongroise de Liszt vient jouer un rôle pivot, mais le montage la massacre complètement pour ne conserver que trois petites minutes pauvrement tronçonnées des resplendissantes dix minutes du morceau. À ce moment, je hais le film et suis convaincu qu'il ne fera plus que dérouler la voie du cynisme bon marché que cette scène vient d'annoncer en fanfare. Il me reste alors un peu moins d'une heure pour avoir la joie d'être démenti : tout n'est plus que travail de la musique, questionnement de l'émotion, du sens et de la vie autour du travail de la musique. Et l'on sent de plus en plus sûrement, à mesure que le dénouement approche, que l'œuvre au cœur de ce travail – le premier mouvement du Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov – va indissociablement être un apogée de narration et un apogée de musique.
Et ça ne manque pas !
L'énergie noire de Rachmaninov s'épand librement à l'écran. Quand on écoute ce concerto, on pourrait y entendre une puissance farouche qui cabre contre le poids du monde ; une âme en train de tenir bon dans le ressac qui s'écrase par vagues successives. Cette histoire, le film parvient à la ressaisir et à en faire la sienne : les images viennent rehausser le sens que donne le jeune pianiste aux notes qu'il est en train de jouer, et Rachmaninov devient l'extension et l'aboutissement de toute l'heure et demi qui a précédé.
Alors bien sûr, ce n'est ni La Pianiste de Haneke, ni Le Pianiste de Polanski, ni la Sonate d'Automne de Bergman, ni De battre mon cœur s'est arrêté d'Audiard, et il n'y est jamais fait de la musique quelque chose de comparablement puissant ou viscéral. On est sur une comédie dramatique plus optimiste, plus accessible, dont les prétentions artistiques n'ont rien de commun. Mais qu'importe : ça n'empêche en rien que se joue un peu partout dans les coins de très jolies et très touchantes choses autour du personnage du gamin ou de ceux de Lambert Wilson et Kristin Scott Thomas, tous les trois impeccables. Le propos est joli. Et le piano est aimé.
Bref, j'en suis sorti ému et plein de musique.