Si j’ai été enthousiasmé par tous les films de Preminger que j’ai pu voir précédemment, il me fallait juste la grosse claque pour confirmer que le monsieur était bel et bien un très grand cinéaste. C’est désormais chose faite avec Anatomy of a Murder qui est un chef d’œuvre furieusement jouissif. D'ailleurs je ne m’attendais pas à ce que le film soit finalement aussi drôle, l’humour d’ensemble est vraiment irrésistible. Mais c’est un humour glacial qui masque une réalité plus sombre, ce qui le rend plus fascinant en fin de compte. Avec autant de malice que d’audace, Preminger illustre la face cachée d’une justice dont les failles à exploiter sont innombrables et où la volonté de dompter son adversaire prime finalement sur le reste. Stewart joue ici un avocat qui va défendre un type dont il ne sait rien au préalable, sur des faits et circonstances pour le moins troubles. Chaque protagoniste lié à l’affaire est ambigu au possible, ce qui rend le film et les tournures des évènements assez imprévisibles. Et en ça l’écriture est brillante car cette ambiguïté affecte également notre jugement de spectateur. Car la seule « vérité » qui nous parvient, c’est finalement le résultat de cette joute qui se déroule entre quatre murs, là dans cette salle de procès, où chacun va tenter coûte que coûte de déstabiliser l’autre camp.
Cette vision du monde judiciaire par Preminger doit finalement être l’une des plus réalistes jamais montrées (si ce n’est la plus réaliste). Mais plus qu’une vision de ce monde, il s’agit aussi et surtout d’une illustration de l’humanité dans ce qu’elle a de plus grand et paradoxalement de plus abject. Car si l’être humain dispose d’une inventivité, d’une ingéniosité et de multiples capacités de ruser, c’est pour mieux servir ses intérêts au détriment de la vérité et donc d’une véritable justice. Ici le spectateur est avec Stewart car c’est finalement sa seule version que l’on connaîtra. Une version qui ne se base que sur du flou avec juste un objectif : que son client sorte de prison. Et on se prend facilement au jeu et à l’envie que Fred Manion ne soit pas jugé coupable alors que rien n’est vraiment éclairci. Et le plus fort dans tout ça, c’est que le film ne véhicule pas d’idées de vengeance ou d’auto-justice. Le désir de voir Stewart triompher provient finalement uniquement de notre perception forcément biaisée de ce qui s’est passé cette fameuse nuit.
Et le film est également un modèle de mise en scène et de rythme. Il dure presque 3 heures et je n’aurais pas dit non à une heure supplémentaire tant c’est passionnant et hallucinant de maîtrise. Il y a quelque chose de fascinant déjà dans cette représentation de l’échec que représente finalement le jugement de l’homme par les autres hommes. Comme si l’être humain se retrouve condamné à n’être jugé que sur un contexte et des arguments parfois sophistiques, et non sur du concret ou du factuel qui ne pourra de toute façon jamais être prouvé. Un pan complet de l’histoire de l’humanité concentré dans une salle de tribunal en somme, et c’est juste brillant. Et l’enchaînement des dialogues est tellement intense que chaque joute verbale devient purement et simplement jubilatoire, chaque phrase est percutante. Preminger livre ici l’une des satires les plus abouties de l’histoire du cinéma. Un chef d’œuvre tout simplement.