"Où est l'ombre ? Où est la lumière ?" *

* H.G. Clouzot - "Le Corbeau"

Le film de procès par excellence ?
• Genre très spécifique, et très prisé des Américains – mais moins sans doute sous nos latitudes,
• a priori très théâtral, avec unité d’action, de lieu, de temps,
• un espace clos, un nombre réduit de protagonistes, les dialogues très privilégiés par rapport à l’action …

En réalité Preminger, tout en respectant parfaitement les codes, parvient pourtant à faire éclater le cadre – et à produire une œuvre unique.

Les clés ?

La réalisation - le procès proprement dit ne commence qu’au bout d’une heure, après un prologue bref mais très étonnant et toute une enquête préliminaire, déjà approfondie conduit par l’avocat / James Stewart.
La mise en scène du procès est elle-même très fragmentée, constamment interrompue, par des demandes de report, des pauses, parfois prolongées, des échappées vers l’extérieur (les tribulations de l’acolyte alcoolisé …), les relances qui en résultent conduisant à un crescendo implacable.

Ainsi présenté, le film peut presque prendre l’aspect d’un documentaire – tous les auxiliaires de la justice sont là, du juge (le comédien, Joseph N. Welch, excellent, est même un authentique magistrat) aux petites mains, le fonctionnement du tribunal, les procédures codifiées, tout semble parfaitement conforme. Mais dans cette réalité objective et imposée, Preminger ne cesse à aucun moment d’opérer des choix, de multiplier les ellipses qui évidemment échapperont au spectateur et de construire ainsi une nouvelle manière de fiction : certains témoignages sont escamotés, d’autres sans doute supprimés, et surtout les grands moments attendus sont absents, ou quasi – presque rien pour le verdict, et absolument rien pour les grandes plaidoiries du procureur et de l’avocat …

En fait toute la tension est concentrée sur l’affrontement entre les deux avocats (James Stewart Vs George C. Scott), comme un match de boxe, round après round (les interrogatoires des témoins constituant précisément chacun des rounds), sous l’œil et les interventions du juge/arbitre, souvent obligé d’intervenir d’ailleurs, d’avertir, d’interrompre, de menacer. Et l’affrontement est grandiose entre rappel des textes, recherche des subtilités juridiques et des jurisprudences, surjeu (toujours délibéré), apartés, colères, plaintes, gestuelles et mimiques affectées. A ce jeu, Paul Biegler / James Stewart, face à un adversaire assurément brillant, est percutant – même s’il n’évite pas les coups bas, les digressions, les colères feintes, les traits d’humour hors sujet mais lui assurant les faveurs des rieurs. Et dans sa façon d’anticiper les auditions des témoins, il est même parfois border line. Et son approche du procès est pour le moins singulière – il semble progresser sans ligne directrice claire, de façon assez aléatoire, comme pour brouiller les pistes, tout embrouiller. Et si c’était précisément sa volonté ?

La réussite d’Autopsie d'un meurtre réside dans cette ambigüité fondamentale et parfaitement négociée : James Stewart semble interpréter ici son rôle de toujours – celui de l’homme honnête, soucieux du bien et de la justice, et de l’innocence des innocents. De fait il exige de l’accusé et de son épouse qu’ils disent en toute occasion la vérité. Dans les faits, cette vérité semble loin : l’avocat (avec ses aides) ne recherche en réalité que les astuces juridiques, les jurisprudences inédites, les témoignages masqués, les provocations permanentes. Il multiplie les interventions déplacées, sans lien avec le procès, les insinuations évidemment rejetées par le juge, mais parfaitement entendues par le public et surtout par les jurés.
Sa conversation en aparté avec l’accusé est des plus révélatrices : « Comment pourrait-on empêcher les jurés d’oublier ce qui vient d’être dit ? – On ne peut pas … »
La recherche de la vérité es t loin, ce n’est pas l’enjeu du procès.

Dans le rôle de ce bretteur apparemment gauche et finalement hors pair, James Stewart est magistral. Il a comme toujours sa voix de canard, mais elle susurre, bafouille (volontairement, évidemment), suggère, s’indigne, tonne, agresse et redevient très policé, presque obséquieuse ; il promène toujours sa silhouette dégingandée mais elle n’a jamais été aussi grande.

Et tous les autres interprètes sont à l’avenant – ses comparses, somme toute classiques mais très réussis, la secrétaire aussi impayable qu’impayée (excellente Eve Arden), l’ancien avocat alcoolisé (belle interprétation d’Arthur O’Connell), les confrères et rivaux - George C. Scott, qui aurait sans doute remporté le match contre n’importe quel autre adversaire et Joseph N. Welch , déjà cité, remarquable, qui apporte à la fois au film, et sans contradiction, son label d’authenticité et sa touche d’humour.

Et surtout il y a les victimes ( ?) : Ben Gazzara en accusé, quasi débutant, arrogant, narquois, violent (mais contenu), quasi muet, presque impossible à sonder ; Lee Remick, en victime, en femme violée ( ?), souriante en permanence, coquette et au-delà, allumeuse presque, gaffeuse, totalement immature … Tous les deux nourrissent constamment une ambigüité définitive, un trouble. Dès lors toutes les interprétations en deviennent possibles : la thèse « officielle » défendue par James Stewart, la ligne, totalement opposée suggérée par George C. Scott et bien d’autres possibles, toutes viables, ou pas …

Et on en revient à la citation liminaire de Clouzot, extraite d’une scène essentielle du Corbeau : " Où est l’ombre, où est la lumière ? "
Le combat mené par James Stewart a tout d’un combat douteux. Très incertain. Gris.
La vérité ne sortira pas du puits.
Les incertitudes demeureront, bien après la fin du film (et le départ de l’accusé, dernier trait de cynisme, qui aura oublié de payer son défenseur). Une vérité incertaine, en demi-teinte, malsaine sans doute et un mystère définitivement impossible à dénouer. Comme la vie.

On repense alors à l’extraordinaire prologue – lorsque les protagonistes ne sont pas encore identifiés : une voiture sur un parcours sinueux, entre zones éclairées et zones d’ombre ; et l’homme, arrivé chez lui (avec tout un attirail de pêche) et passant sans cesse à son tour d’un décor lumineux à un cadre sombre, parfois très sombre, parfois de façon très abrupte – tout cela sous les stridences de la magnifique B.O. de Duke Ellington, aux cris des cuivres succédant presque sans transition les accords très sereins d’un piano. Tout est dit (ou bien rien, si l’on préfère).

Et on aura même droit, un peu plus tard, à un récital de piano à quatre mains, celles de James Stewart bien sûr, et celles de Duke Ellington en personne. Si le doute demeure sur les finalités ou sur les moyens de la justice, il ne ne concerne certes pas ce cinéma-là.
pphf

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