« Faut se dévorer soi-même »
Le plus grand film sur un personnage abîmé et à bout de lui-même touché par la grâce. Le bad lieutenant campé par Harvey Keitel n’est pas un junky débile ou un de ces paumés apathiques quelconques ; il renvoie à tous ceux qui sont nés ou rapidement devenus sans espoir, vivant en enfer et pour lesquels toute croisade est non seulement inutile, mais aussi carrément inimaginable. Elle l’est pour eux à un niveau profond ; mais aussi car dans le contexte, cela n’aurait aucun sens, cela ne peut pas survenir.
Tourné en 18 jours dans les rues de New York, Bad Lieutenant se déroule dans la banlieue de ce phare du ‘monde libre’ au début des années 1990. Un lieutenant de police drogué et corrompu est sur la pente fatale : son corps commence à se délabrer et surtout ses dettes grimpent. Sa passion des paris sportifs le mène à la ruine et ses créanciers s’impatientent. Face à cette pression, il reporte et mise toujours plus sur les Mets de Denver pourtant promis à l’échec. En quête d’un sursaut miracle tout en se sachant perdu, il cherche la rédemption tout en allant au bout de sa descente.
Bad Lieutenant est le climax de la carrière d’Abel Ferrara, où ses thématiques manichéennes, son sens du tragique, sa vision de la dégradation et du salut sont subjugués. Il a investi avec Harvey Keitel une énergie sans limites pour concevoir ce film, impliquant toutes les sortes de ressources disponibles, y compris l’entourage de l’acteur pour interpréter ses proches dans le film par exemple. Les scènes de shoot sont réelles. Avec la nonne de L’ange de la Vengeance, le bad lieutenant est le personnage le plus grand de toute l’oeuvre de Ferrara.
Il en fait une figure christique tellement aboutie que Scorsese a vu dans Bad Lieutenant ce qu’il aurait voulu faire sur La dernière tentation du Christ. L’ambivalence de Ferrara (se déclarant catholique sans la foi) envers la religion a toujours marquées ses œuvres ; dans Bad Lieutenant, les conceptions catholiques sont à la fois libératrices et castratrices. Il faut en passer par le pardon et même par le martyr pour trouver la lumière, mais le ré-enchantement lui-même, s’il ouvre à la paix de l’esprit, ne sauve pas notre corps physique ni notre existence en ce monde.
La religieuse violée a admis cela depuis longtemps. Elle refuse de parler aux enquêteurs mais aussi au lieutenant car elle a déjà pardonné à ses agresseurs. Elle estime que ce sont des miséreux et les miséreux prennent, car ils n’ont rien (c’est exprimé en ces termes). Aussi, le lieutenant se trompe en croyant que promettre « la vraie justice » va la sensibiliser. Il se trompe en pensant que c’est par la punition des pêcheurs, aux actions autrement nocives que les siennes puisqu’ils ont souillés un autre corps que le leur, qu’il va laver son âme. Il va apprendre le pardon sans pour autant apaiser sa souffrance.
Bad Lieutenant est une expérience de vie percutante, donc, secondairement, un film très important. Rarement une création est en mesure de traduire une vérité aussi instinctive, reptilienne. L’interprétation d’Harvey Keitel, auquel la caméra se colle tout le long, est inoubliable. Il y a chez lui une volonté admirable mais folle de croire à sa puissance, même quand on a tout perdu et aucune chance, en minimisant ou occultant carrément les éléments extérieurs. Son attitude dans les paris est donc similaire : malgré les faits et leurs cruels rappels, il veut croire dans ceux qui semblent perdus. Pourquoi s’obstiner, pourquoi courir dans le mur ? Parce qu’en y croyant, c’est sûr, oui c’est sûr, ça passera car la ténacité mérite d’être récompensée !
Et si cela échoue, alors ce sera l’impasse et ainsi terrassé, il n’y aura plus qu’à rebondir avec plus de vigueur que jamais. Il faut tout saboter pour sortir de ces schémas pourris, c’est alors qu’apparaîtra la voie ! En attendant, si on est encore vivant et toujours sur cette pente, c’est qu’il nous reste encore une distance avant la sortie de l’enfer. Peut-être aussi que cette issue est un piège, peut-être qu’il y a trop d’efforts sans récompenses, peut-être que ce sera le vide au bout du chemin car somme toute, cet enfer est notre bourreau et notre définition.
Bad Lieutenant connaît le rôle du déni et celui des attitudes suicidaires dans le parcours d’une personne. En plus de la tentation de l’auto-destruction, de la recherche du Graal ou d’une vérité intérieure, il met en relief cette aspiration à s’installer dans un sanctuaire sur-mesure. Ainsi la prostituée fréquentée par le lieutenant a choisi de vivre dans sa bulle, car le monde prend trop et n’apporte rien. Il « faut se dévorer soi-même » dit-elle pour justifier sa résistance. Au lieu d’être souillé, volé, trahi, encore, encore, par ce monde sordide, il vaut mieux l’autarcie, quitte à mourir de ses fantaisies pour protéger son intégrité.
https://zogarok.wordpress.com/2015/01/25/bad-lieutenant/