Si l'on regarde les 3 films ayant remporté la plus haute récompense des 3 plus prestigieux festivals de Cinéma au cours des douze derniers mois ("Titane" à Cannes, "l'événement" à Venise et finalement ce "Bad Luck Banging or Loony Porn"), on a le droit de penser que les lignes du cinéma d'auteurs, figées depuis, au moins, les années 60, sont en train de bouger. En choisissant de célébrer un cinéma plus déviant, mais aussi à la fois plus libre, plus léger et complètement à l'écoute des grandes crises sociales et culturelles actuelles, en abandonnant - ne serait-ce que pour un temps - les "Grands Auteurs" qui ont fait le "Grand Cinéma" depuis un demi-siècle, les jurys de ces festivals ont fait un geste réellement politique. Nombreux seront les cinéphiles qui regretteront qu'on choisisse ainsi des films moins "bien faits", moins "importants" que ceux des génies bien connus qui peuplent les festivals, on peut leur rétorquer que, face à la crise existentielle que vivent aujourd'hui toutes les civilisations, il est heureux que le Cinéma en prenne note, et décide où sont les priorités.
"Bad Luck Banging or Loony Porn" peut être jugé comme un très mauvais film, avec ses longueurs, ses outrances provocatrices (commencer par une vidéo porno d'une dizaine de minutes, et terminer par une super-héroïne capturant dans son filet militaire, bourgeois et prêtre pour leur fourrer dans la gorge d'énormes godemichets, il fallait oser), ou encore la lourdeur démonstrative de l'abécédaire des abjections roumaines dans le second chapitre du film. C'est un point de vue défendable, tant on est loin ici de la grande intelligence et de la haute sensibilité du meilleur cinéma d'auteurs, et on ne saurait reprocher à personne d'être choqué devant l'étalage plein écran de bites et de chattes. Mais on peut tout autant, à notre avis, applaudir des deux mains devant la pertinence du propos de Radu Jude, qui montre que la véritable obscénité ne réside pas dans l'exhibition de parties génitales, mais bien dans l'invasion des images commerciales qui annihilent tout sens véritable, et dans l'omniprésence dans nos sociétés de comportements abusifs, violents, racistes, fascisants.
"Bad Luck Banging or Loony Porn" est un VRAI film militant, qui a tout retenu des leçons du Godard post-Mai 68, mais sait faire le grand écart entre un regard de documentariste (le premier chapitre, très fin) et la recréation façon film italien de série Z de l'un de ces tribunaux populaires si typiques des dictatures, de droite comme de gauche (le troisième chapitre, hilarant et grotesque). En passant par la forme You Tube, voire Tik-Tok, qui prévaut au cours du second chapitre...
La question n'est certainement pas de savoir ce que la postérité pensera de cet Ours d'Or 2021, l'important est bien plutôt que ce film existe, et distribue de grandes baffes à ses spectateurs. Pour les réveiller. Pour nous réveiller.
PS : Il est absolument honteux qu'un film de cette importance politique, ayant reçu l'Ours d'Or à Berlin, ne soit distribué à sa sortie que dans une seule salle de Paris Intra-Muros.
[Critique écrite en 2021]