D’une maîtrise plastique remarquable, Barbarian prend un malin plaisir à jouer avec notre horizon d’attente, à désamorcer des situations qui semblaient prévisibles, à démanteler les pièges scénaristiques si abondamment utilisés dans l’industrie horrifique : la porte de la cave n’a pas été bloquée et s’apprête à se verrouiller, Tess la retient in extremis ; le colocataire prévenant et envahissant, campé par le clown au sourire sadique Bill Skarsgård, n’est en fait pas celui que l’on croit ; le refuge du sans-abri n’a pas ce statut d’inviolabilité prétendu… Même la créature souterraine bénéficie d’une caractérisation complexe qui écarte tout manichéenne ou facilité d’écriture : ses enjeux sensibles font d’elle un monstre au sens premier du terme, un être que l’on montre du doigt, que l’on condamne à la marginalité en raison d’un traumatisme passé qui ne saurait se guérir.
La construction labyrinthique du film fait converger des temporalités et des personnages différents qu’unit une ville, dont la mère monstrueuse constitue l’allégorie : comme elle, Detroit a perdu ses enfants et vit perdue dans la désolation et les ruines ; comme elle, Detroit suscite l’indifférence générale, à tel point que les forces de l’ordre se révèlent impuissantes ; comme elle, les images dégradantes qui lui ont été ravies sous la contrainte ont engendré des représentations difformes, des bâtards incapables de la renouveler. Cette dimension symbolique reste latente, travaillée par une mise en scène rigoureuse qui cultive le malaise devant ce qui demeure dans l’obscurité : l’effroi commence à partir du moment où nous descendons à la cave et que nous empruntons une porte dérobée, laissée à l’abri des regard. De la même façon que la Médée de Christa Wolf révélait au royaume de Corinthe son passé honteux en rampant sous ses fondations, Barbarian creuse sous la ville pour se raccorder à ce qui la fonde désormais, pour mettre en lumière la monstruosité subie des êtres qui y résident malgré eux.
Un immense long métrage passé presque inaperçu, qui aurait mérité une sortie en salles pour espérer marquer l’histoire du septième art – ce qui interroge la légitimité des plateformes à diffuser des films originaux, leur donnant une visibilité théorique maximale tout en les jetant dans un catalogue algorithmique surchargé qui les rendent invisibles ou interchangeables, les privant de cette expérience partagée qu’est le cinéma.