Avec une telle campagne marketing, difficile de passer à côté du Barbie de Greta Gerwig. Rares sont les films qui, avant même leur sortie, occupent autant l’espace médiatique : les publicités pour Barbie pullulent sur Instagram, des paillettes apparaissent lorsque l’on tape « Barbie » sur Google et les affiches envahissent les grandes villes équipées désormais de bancs tout roses. Sans rire, Burger King a fait un burger rose à l’occasion de la sortie du film, Nicki Minaj a sorti une chanson intitulée « Barbie World », et Airbnb a carrément recréer et mis en location une maison de Barbie grandeur nature. Disons-le en ces termes : cette campagne publicitaire frôle le harcèlement, et le pinkwashing à outrance l’a rendu quelque peu vomitive. Cela dit, ça fonctionne, et Barbie rencontre un immense succès au box-office. Cela me rappelle le succès d’un certain Joker (Todd Phillips, 2019). Souvenez-vous de ce blockbuster qui se présentait comme étant un film « politique », « subversif », voire même « radical » (sans l’être pour un sous). Barbie prétend également se détacher de la masse : il s’agirait d’un pamphlet, certes flashy, mais subversif concernant la condition de la femme dans une société patriarcale ; Barbie, tout comme Greta Gerwig et Margot Robbie est supposé être, féministe.
Une production d’une telle ampleur, lorsqu’elle véhicule un message progressiste en général, et féministe en particulier, rencontrera fatalement deux grands types de public. D’un côté, nous avons les mascus, plus ou moins assumés, ceux qui, se sentant visés, réagiront mal face au film. Ils sont nombreux les idiots finis à la Dirty Tommy qui cachent leur mépris du féminisme derrière des discours égalitaristes et relativistes superficiels, et ce sont ceux-là même qui vont donner raison au deuxième type de spectateur : celui, de bonne foi, qui se contente que ce type de film existe. Pour ce public-là, le message est louable, et il se suffit à lui-même, il va alors se contenter d’un semblant de discours progressiste, passant outre la qualité proprement cinématographique du film, et les réelles motivations mercantiles de ses producteurs. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le discours qui prédomine, coup dur pour le cinéma.
Mais puisque pour le grand public, c’est désormais le discours qui importe, tâchons de mettre pour une fois les masculinistes et les féministes d’accord concernant ce dernier : il est, dans Barbie, absolument insignifiant. Barbie, à aucun moment, ne prend le temps d’analyser, ni même d’illustrer son propos, et c’est bien dommage. Le film n’est qu’explicatif, tout est dit, rien n’est montré, rien n’est questionné. Les discours explicatifs sortant de nulle part viennent exposer, sans pincettes, des idées, vagues, que le film ne problématise absolument jamais dans sa mise en scène. C’est simple, dans Barbie, il n’y aucun conflit, et comment incarner un discours politique sans conflictualité ? Sans questionner quelque rapport de force qui soit ? Alors me direz-vous, les hommes sont ridiculisés dans le film (Ryan Gosling est d’ailleurs plutôt drôle dans son rôle de macho fragile), certes, mais ils ne sont que moqués : on ne leur reproche fondamentalement rien. Ils aiment les chevaux, la bière et les mini frigos, c’est drôle, mais c’est tout. En somme, aucune thématique n’est approfondie, le sujet, les personnages, la mise en scène, tout est propre, tout est lisse, à l’image de la belle peau de Margot Robbie.
Les thématiques balancées dans le film auraient pu être intéressantes si elles avaient été traitées : le conflit générationnel entre la mère et la fille, les conditions de vie de la mère dépressive, la peur de la mort de Barbie, le contraste entre Barbie et les vraies femmes dans le monde réel, la domination masculine, le mansplaining qui est évoqué au détour d’une chanson, la question de la féminité, du patriarcat, etc, etc. Tout est évacué, supplanté par un scénario plat, linéaire, sans collision, dans lequel on renverse le patriarcat en...parlant et en usant de nos charmes…
L’image elle, qui, nous le rappelons au cas où, est censée constituer l’essence même du média cinématographique, est absolument délaissée. Certes, les décors et les costumes sont très réussis, mais la mise en scène ne parvient jamais à les mettre réellement en valeur. Ce film crève de son manque d’originalité : un montage ultra-découpé pour palier à l’ennui, du champ contre champ classique, quelques travellings et panoramiques pour que l’on puisse quand même, un peu, observer ce décor qui a coûté très cher (je rappelle que le budget du film s’élève à 145 millions de dollars). Les seules séquences intéressantes sont peut-être celles qui permettent à Ryan Gosling d’étaler ses talents de danseur (n’est-il pas paradoxal de mettre autant en valeur la star masculine dans un film féministe, au détriment du personnage Barbie qui est d’une extrême banalité ?).
Concernant ce formatage esthétique, je ne pense pas que Greta Gerwig soit à blâmer, puisque dans le cas de ce type de production, il est évident qu’elle n’a pas joui d’une grande liberté artistique ; ce film n’est pas son œuvre, mais bien celle de Mattel. Mattel, qui a déjà une dizaine de films en préparation, passe à l’offensive : « Barbie n’est qu’un nouveau cas de fétichisme de la marchandise gonflé aux dimensions d’un block buster estival ». On l’aura compris, Mattel veut gagner de l’argent, beaucoup d’argent, nous le savons, c’est le jeu capitaliste. Le fait que Barbie constitue une publicité grandeur nature pour Mattel n’est pas étonnant, et ce n’est pas de cela que nous nous indignons. Le problème, c’est celui de se cacher sous un discours féministe, d’utiliser une lutte pour surfer sur une tendance. Un féminisme-néolibéral ? Non merci. Ce film, en plus d’être didactique et absolument aseptisé, est d’une malhonnêteté et d’un opportunisme presque inédit.
Évidemment Mattel fait preuve d’autodérision dans le film, « faute avouée, faute à moitié pardonnée » n’est-ce pas ? Cette fausse autocritique reste d’une extrême douceur ; difficile de détester un PDG quand celui-ci est interprété par le si justement adoré Will Ferrell. Mattel n’est pas un antagoniste, d’ailleurs il n’y en a pas dans le film, Barbie est gentil, il doit plaire, il doit faire consensus : il doit permettre de vendre un max de jouets et de produits dérivés. Mattel se targuant d’autodérision donc, semble nous livrer une petite critique trop mignonne du capitalisme, verbalisée dans le film par l’ado rebelle. Évidemment, en mettant ce discours dans la bouche d’une jeune idéaliste, le propos est adouci, voire totalement décrédibilisé.
En plus d’infantiliser nos luttes, le capitalisme décomplexé est en train de sévèrement abîmer le cinéma populaire. Je ne dis pas que le cinéma populaire devrait nécessairement être radical (politiquement et esthétiquement), ça parait d’emblée quelque peu contradictoire. Cependant, ce cinéma a un réel potentiel d’éveil des consciences, notamment concernant des sujets importants comme le féminisme. Mais ces budgets démesurés, et le contrôle presque absolu des entreprises brident absolument toute forme d’expression politique, et esthétique. Sans vouloir être pessimiste, cela ne semble pas aller en s’arrangeant, les blockbuster de ce type tendent à ne devenir plus que des produits, de bêtes marchandises. C’est désolant, puisque le cinéma populaire, même celui du grand spectacle hollywoodien, peut et a souvent été d’une très grande qualité, même lorsqu’il fait de la pub, les films Lego par exemple étaient de très bonnes comédies, drôles avec un réel travail de mise en scène. Barbie, ce n’est qu’une publicité, une bonne pub peut-être, mais certainement pas un bon film. Et cette pub a le sacré culot de se cacher derrière des doux messages féministes.
Le problème finalement, c’est que Barbie, qui ressemble à n’importe quel autre film de cet acabit, n’est pas désagréable à regarder, Margot Robbie et Ryan Gosling sont plutôt doués, le montage (bien que trop rapide à mon goût) est rythmé, les décors sont très beaux, les musiques sont sympas, certaines blagues sont drôles, mais il n’est pas féministe. Ce film ne touche même pas du bout des doigts une analyse des rapports hommes/femmes, ni même aucune réflexion sociale tout court. Enfin, il n’est pas non plus un film intéressant, formellement parlant, la faute au formatage imposé par les grands manitous d’Hollywood, qui broient tout inventivité formelle.
Des films féministes, qui touchent au réel, qui questionnent, et qui le font sans entrer dans une démarche de capitalisation, il en existe (je pense notamment au cinéma de Sophie Letourneur en France), et ils sont éminemment plus captivants, plus touchants, et même souvent plus drôles que Barbie.