Barbie arrive à la plage. Un plan grue part de ses pieds et la dévoile, dans ce qui semble être caractéristique d’un “male gaze” comme on en voit dans de nombreux films. Mais on a souvent réduit le male gaze à sa simple dimension d'un réalisateur objectivant les femmes. C’est oublier qu’initialement, Laura Mulvey, pionnière de la théorie du regard dans le cinéma, en interrogeant les liens entre “scopophilie” (le plaisir de regarder, le voyeurisme) et le cinéma, décrivait trois regards : celui du réalisateur, certes, mais aussi celui du personnage et du spectateur, les trois se confondant alors la plupart du temps.
Et ici, lors du plan qui précède celui évoqué, le personnage de Ken est introduit : la caméra le montre, en plan fixe, à l'affût du moindre regard. "Barbie has a great day everyday, but Ken only has a great day if Barbie looks at him" [1]. Que nous dit alors ce plan ? Ici, les regards (celui de la réalisatrice, celui des personnages, et celui du spectateur) ne semblent pas observer ce Ken avec désir et voyeurisme, mais semble plutôt le montrer, lui, sujet de désir, désir d’être regardé. Ce n’est plus l’objet mais le sujet de la scopophilie.
La notion de female gaze nous aide alors à interroger ce qu’il se joue ici. Théorisée entre autres par Joey Soloway et Iris Brey, il n'est pas une inversion du male gaze, à savoir un regard qui objectifierait les hommes. "Dans sa chronique du dernier Tarantino [...] la philosophe Sandra Laugier se trompe. Elle considère un plan du torse nu de Brad Pitt comme une forme de female gaze, alors que la représentation du corps comme objet de désir, que ce soit un corps masculin ou féminin, reste une forme de male gaze. Le regard féminin filme les corps comme sujets de désir" [2]. C’est précisément ce qu’il se passe dans cette scène, et tout au long du film, où l’on ne cessera de s’interroger sur les désirs de Barbie, et de Ken. “I thought I’d stay over tonight - To do what? - I’m actually not sure”, s’échangeront les deux protagonistes.
Cette question du regard reviendra également explicitement lorsque Barbie et Ken arrivent dans le monde réel, exposant les différences de perception du regard des autres (des personnages cette fois-ci) entre un homme et une femme. L’arrivée dans un nouveau monde sera l’occasion pour les deux protagonistes d’être confrontés à de nouvelles manières de regarder et d’être regardés.
Car il ne faut pas oublier que le récit est divisé entre deux mondes (les récits de multivers ayant le vent en poupe à Hollywood). Barbieland est effectivement un univers créé de toutes pièces par Mattel et sa poupée Barbie. La scène d'introduction nous le rappellera en reprenant la figure du monolithe de 2001 L'Odyssée de l'espace (censé représenter une avancée brutale pour l'espace humaine ou le passage à la civilisation, rien que ça : "Thanks to Barbie, all problems of feminism and equal rights have been solved. At least, that's why the Barbies are thinking, after all they live in Barbieland" nous expliquera la narratrice). Barbieland peut alors se comprendre comme une allégorie de la théorie féministe (celle-ci ayant souvent été décrite comme la création d'imaginaires possibles), mais aussi du capitalisme ou encore du monde de l'enfance.
Ce n'est pas un hasard si Weird Barbie rejoue la fameuse scène de Matrix et de son choix de la pilule rouge ou bleu (à la connotation désormais très politique, et qui, rappelons-le, était aussi une métaphore de la transidentité). Ici, ce sont sa cellulite et ses pieds plats (véritables "troubles dans le genre" dans ce Barbieland), qui amèneront Barbie à découvrir le monde réel. A priori invitée par des forces extérieures (Gloria/Sasha), Weird Barbie nuancera : "It takes two to open a portal".
Et c'est dans ce monde réel que Barbie découvrira des émotions qui lui étaient jusqu'à présent interdites. Mais c'est aussi là que Ken découvrira le patriarcat, dans une séquence qui reprendra Ainsi parlait Zarathoustra, symbole du second changement civilisationnel qui est en train de se jouer.
Les allers-retours entre le monde réel et Barbieland (entre le capitalisme et l'utopie ? entre le masculinisme et le féminisme ? entre la théorie et la pratique ?) sont ainsi montrés comme longs et fastidieux, dans des séquences qui détonneront esthétiquement avec le reste du film, mais aussi comme relativement accessibles (il suffit alors de sortir de Barbieland où d'aller faire du skate à Venice Beach).
Sauf que, rappelons-le, le choix initial de Barbie n'en aura pas été un. "Blame Mattel, they make the rules", dira Weird Barbie. Et c'est bien là toute la nature de ce Barbieland créé par Mattel : moins une utopie féministe qu'une dystopie capitaliste ultra-normée, dans laquelle les émotions, les choix et les désirs sont inexistants.
"It's perfectly perfect. Like tomorrow, like the next day, like everyday, forever", semble s'auto-persuader Barbie, avant de briser l'ambiance d'un "Do you guys ever think about dying?" : Un jour sans fin dans une société capitaliste.
Et en voilà une autre contradiction de ce film à la fois profondément capitaliste et anticapitaliste. A l'heure des films Lego, de Netflix ou du MCU, difficile de ne pas voir en ce Barbie une nouvelle étape du processus de marchandisation du cinéma. On pourra regretter l'annonce de ce nouveau Barbie Cinematic Universe, ainsi que l'explosion des ventes des poupées Barbie directement liée à la sortie de cette super-production (annoncée telle une prophétie autoréalisatrice dans une scène du film).
Barbie, toujours dans l'auto-critique, semble constamment piégé sur cette ligne de crête. D'un côté, il critique explicitement Mattel (son opportunisme capitaliste, son corporatisme, sa direction en non-mixité masculine, son inclusivité performative...), de l'autre, il lui laisse le champ libre lorsqu'il s'agit de promouvoir son produit, comme lors de cette séquence de fin avec la créatrice de Barbie. Le film redore alors le blason de la poupée dans ce qui ressemble fortement à une commande de Mattel, lors d'un récit pseudo-mystique peu convaincant (alors que le film avait jusque là assez subtilement abordé les paradoxes de Barbie et de son impact socio-culturel).
Ses contradictions internes, le film ne manque pas de les souligner explicitement en brisant par exemple assez maladroitement le quatrième mur, lorsque la narratrice s'adresse directement à Mattel en lui disant que Margot Robbie n'est peut-être pas l'actrice la plus pertinente pour évoquer la problématique des complexes féminins. Cette scène cristallise bien un des problèmes du film : il ne suffit pas d’être conscient, voire d’expliciter ses propres contradictions pour qu’elles n’existent plus.
Mais dans une œuvre qui traite précisément des injonctions contradictoires, du poids des structures sociales et des névroses et crises identitaires qu'elles peuvent engendrer chez les individus, on pardonne en partie ces imperfections. Sans être le monolithe qui va révolutionner le féminisme ou la société (existent-ils vraiment ?), Barbie a le mérite d’apporter sa pierre à l’édifice.
[1] En montrant que Ken n’est finalement pas intéressé par le regard des autres Ken, mais uniquement par celui de Barbie, le film balaie d’ailleurs peut-être un peu trop rapidement l’idée selon laquelle les hommes vivent surtout pour le regard des autres hommes. La question du regard (ainsi que de leur relation pendant tout le film) semble alors, malheureusement, se limiter au strict régime cis-hétérosexuel (même si j’ai par exemple apprécié ce texte qui présente une lecture davantage queer du film : https://madshaus.substack.com/p/irrepressible-thoughts-of-gender )
[2] Le regard féminin, Iris Brey (2020)