Je n'aime pas les chiens. Je n'aime pas les gens qui aiment les chiens. Ko Yun-Ju non plus n'aime pas les chiens, je m'en rends compte, et voilà qu'une solidarité silencieuse se crée entre lui et moi : nous voici donc presque frères, chacun de notre côté de l'écran, moi devant et lui dedans.
Si chez moi l'invasion canine a jusqu'ici été repoussée avec succès, la vie est un brin plus compliquée pour lui : bien que les chiens soient normalement interdits dans sa barre d'immeuble, ils ne cessent de polluer l'atmosphère de leurs présence, de leurs cris, et (sans doute), de leur odeur. Et je ne vous parle pas de leurs propriétaires.
Regarder "Barking Dogs Never Bite", c'étaient à la base deux fantasmes en un film : l'attente impatiente de voir l'immensité des grandes villes asiatiques (ici, sans doute Séoul) ramenée à échelle humaine, et, plus prosaïquement, l'occasion de voir enfin un de ces p***** de cabots passer à la casserole ! Miracle ? Toujours est-il que le miracle s'accomplit, et que "Barking Dogs Never Bite" a répondu à mes attentes. Joie ! ce sont deux toutous qui ont été joyeusement dévorés dans l'intervalle et j'y ai gagné, en prime, un regard nouveau sur ces sociétés miniatures que sont les barres d'immeuble.
DANS UNE VILLE A TAILLE INHUMAINE...
... il y a deux genre de personnes : les habitants et les réalisateurs de cinéma. Chacun y retrouve ses propres contraintes. Pour les habitants, le défi est simple : réussir à recréer ce microcosme de relations sociales qui peut dépérir tellement vite dans des zones pourtant paradoxalement remplies de gens. Le réalisateur, lui, se retrouve face à un autre problème : quand la ville se fait inhumaine, pour réussir à filmer en restant humain, ses choix de mise en scène sont limités : soit faire dans le huis-clos et esquiver le problème, soit suivre les déplacements des protagonistes dans la ville, soit poser la caméra à un endroit précis et y fixer l'intrigue, au risque de perdre les formidables potentialités qu'offre la ville au niveau cinéma.
Et à la rencontre des contraintes du réel et de celles de mise en scène, il y a "Barking Dogs Never Bite". Bong Joon-ho a décidé pour son histoire urbaine de faire dans le « huis-clos de quartier » : l’intégralité de l’intrigue se déroulera dans un endroit symboliquement clos et auto-suffisant, une barre d’immeuble et ses rues alentours; ce qui recoupe assez bien le choix des habitants de l'endroit, puisque avec ce petit quartier dont on a besoin de sortir que pour travailler (et encore : Park Hyun-Nam, l'un des protagonistes, travaille pour le syndic de son immeuble), c'est une société miniature qui est reconstituée, avec l'avantage d'un quasi huis-clos, d'un presque-théâtre à l'unité de lieu bien fixée : parfait pour un petit bout de comédie de mœurs et de de comique de situation.
LE CHIEN QUI REND FOU
Tout commence alors que mon meilleur pote du moment, Ko Yun-Ju, s'énerve d'être dérangé au téléphone par un chien qui aboie. Plutôt expéditif le bonhomme : il décide rapidement de se débarrasser de la source du problème, à savoir le chien (avec mon approbation enthousiaste). Il trouve l'objet du délit, le kidnappe et tente de le tuer, mais Ko Yun-Ju a bon cœur : ne pouvant se résoudre à lui tordre le cou, il décide... mais oui, il décide de le laisser crever à petit feu d'étouffement en l'enfermant dans une armoire à la cave ! Bien joué mon gars !
Bien sûr, son acte n'est pas sans conséquence. Il s'avère que la propriétaire du clébard est une petite fille, bien décidée à retrouver son meilleur ami, sans quoi "elle ne mangera plus, ne boira plus et se laissera mourir". Elle décide donc d'imprimer des affiches de recherche, toute seule comme une grande, enfin, avec l'aide du second personnage principal de l'histoire : Park Kyun-Nam, une petite jeune travaillant au syndic de l'immeuble. L'une de ces affiches tombe entre les mains de Ko : pas de bol, le chien en question a les cordes vocales coupées... c'est à cet instant précis que Ko entend un aboiement : celui du chien de sa voisine du dessous.
L'humour tout au long du film est du même genre, absurde, potache, plein de quiproquos et parfaitement jouissif. Le cadavre du chien enfermé par erreur, par exemple, sera récupéré par le concierge de l'immeuble pour en faire un bon ragoût, tandis que la fille du syndic va commencer sa petite enquête, car les disparitions de chiens se multiplient. Par contre, on ne saura jamais ce qu'il est arrivé à la petite fille qui aimait beaucoup son chien : j'imagine que ce serait dommage de casser l'ambiance.
Inutile de dire qu'on rit beaucoup si on accroche au comique de situation presque grand-guignolesque souvent présent, et aux savoureuses interactions entre les personnages. Et pourtant, "Barking Dogs Never Bite", à dessein ou non, est loin d'être toujours marrant.
"SI C'EST PAS TON CHIEN, ON PEUT LE MANGER ENSEMBLE ?"
Si tout un aspect du film, celui entourant les histoires de kidnapping/meurtres/cuissons de chiens relève résolument de la comédie, par ailleurs franchement réussie, "Barking Dogs Never Bite" met aussi tout du long en scène la froideur, j'ai presque envie de dire la cruauté qu'ont les uns pour les autres des individus cloisonnés dans un espace de béton que Bong Joon-Ho filme parfois de loin : les gens y semblent si petits...
Une vieille dame meurt plus ou moins de chagrin quand son chien meurt et qu'elle se retrouve seule. La fille du syndic prendra soin d'elle; elle est d'ailleurs la seule à faire dans le film preuve d'un peu de gentillesse, et perdra son job à la fin : quand on y ôte l'humour permanent qu'y distille Bong Joon-Ho, on se rend compte que c'est étrangement peu drôle. Le concierge, quant à lui, récupérera le cadavre du clébard pour en faire un pot-au-feu : de l'humour, toujours, Joon-Ho y excelle, mais derrière le rire pointe le malaise : quel égoïsme ! Quel sans-gêne, mais surtout quelle froideur !
Il y a aussi, bien sûr, le SDF squattant la cave de l'immeuble à l'insu de tous; il sera finalement arrêté par la police et envoyé en détention, nous apprendra un reportage. Le seul regret des spectateurs en voyant celui-ci sera de ne pas "passer à la télé." Il y a de la place pour les chiens chez eux, mais pas pour un homme satisfait d'aller en prison, "car il pourra y manger à sa faim, du porc et des légumes".
Mais le plus marquant, c'est sans doute Ko Jun-Yu lui-même, littéralement écrasé dans sa relation avec sa femme, qui le traite comme une petite merde (malgré le fait qu'elle l'aime, là n'est pas la question), et agenouillé devant ses supérieurs; pour obtenir sa promotion et regagner un peu de gloire aux yeux de sa compagne, il devra tout simplement aller corrompre le directeur de l'université puis aller se saouler à mort avec lui... Bong Joon-Ho fait toujours scrupuleusement attention à ne pas présenter une situation quelque peu difficile sans l'accompagner d'un grand éclat de rire, mais son humour noir et son cynisme ne changent rien au fait que le personnage principal soit un égoïste tuant des chiens sur un coup de sang, que sa femme soit une égoïste le méprisant ou l'ignorant ouvertement pendant les trois quarts du film (et ce n'est pas le retournement final, quelque peu forcé, qui y changera quoi que ce soit), que la meilleure amie de "la fille du syndic", passant son temps devant la télé et s'inquiétant plus de l'état de ses jumelles neuves que du sort d'un clebs jeté du haut du toit, soit une idiote sympathique mais médiocre.
Mais oui, médiocres, je crois que c'est plutôt bien résumer les protagonistes dont Bong Joon-Ho se joue, médiocres à l'exact inverse de l'histoire et de la mise en scène : égoïstes, menteurs, médiocres et malhonnêtes : on rit beaucoup, mais la morale reste la même : l'homme est un chien pour l'homme.
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