Je crois que ce film est le plus abouti de Kubrick. Non seulement le réalisateur nous prouve sa virtuosité technique incroyable, son sens de l'esthétique quasi picturale (que de scènes proches des plus belles toiles du 18ième siècle !), mais aussi sa minutie, dans la reconstitution historique, dans le choix de la symbolique et des plans, dans la musique et dans ce scénario, formidable. Ce film est parfait. De l'art total.
Il faut déjà rendre hommage à Kubrick pour sa passion pour l'histoire. Il parvient à faire un coup de force que très peu sont parvenus à faire, allier un scénario romanesque, touffu, complexe, fictionnel avec la réalité historique. Ce qu'il fait c'est purement et simplement le portrait d'un siècle, un siècle fastueux, luxueux, romantique, enivrant mais aussi un siècle de débauche, de vices et de guerres. Il nous parle de conflits, d'aristocratie, d'ascension sociale, d'amour, d'art, d'héritage. C'est la fresque cruelle et magnifique du 18ième siècle la plus méticuleuse que j'ai jamais vu. C'est Rousseau, Laclos, Marivaux à la fois. Son désir, sa passion ardente pour l'histoire l'ont conduit à filmer à la lumière naturelle et à la bougie, adaptant pour cela une caméra à l'aide d'objectifs de la NASA afin d'obtenir un rendu fidèle à l'époque. Pour les amoureux de l'histoire c'est littéralement du pain béni. Il en résulte des clairs-obscurs intimistes dans des salons dorés, des pièces fastueuses de palais baignées d'une lumière hiémale, donnant un cachet réaliste au long métrage.
Kubrick est un touche-à-tout. Il a fait des films de guerres, des comédies dramatiques burlesques, un film ésotérique, un bijou de science-fiction mais l'histoire est l'un des moteurs de son oeuvre : Spartacus d'abord, Les Sentiers de la Gloire et puis, l'apothéose, Barry Lyndon. Et il y avait ce fabuleux projet de film sur Napoléon, le personnage qui cristallise toutes ses passions : la guerre, la pulsion romantique, l'histoire, la déchéance. Un de ces personnages qui fascine autant par son génie, ses éclats que ses défaites, un peu comme le héros de Barry Lyndon. Le film que j'aurais tant et tant aimé voir.
Kubrick va pourtant bien au-delà du simple portrait historique. Loin d'être un documentaire barbant, il dresse un portrait romantique, envoutant, fascinant de ce grand siècle. Cela semble si naturel chez lui que la remarquable technicité et documentation de son oeuvre n'enlèvent rien au souflle qui l'habite. L'exemple le plus flagrant est cette bataille rangée qu'il nous reconstitue de la manière la plus fidèle. C'était en réalité des batailles où l'on s'affrontait face à face, en bloc, sous les salves d'artillerie, les charges de cavalerie ou les coups de baillonnettes. Personne n'a osé représenter une bataille pareille sur le grand écran. Ca aurait du être barbant et barbare tout à la fois, trop réaliste, trop impersonnel, trop vrai. Mais voilà, Kubrick le fait et avec un génie à nulle autre pareil. La bataille n'a rien d'épique, elle est pathétique. Les soldats se font face, tirent et tombent, comme de vulgaires pantins, ligne après ligne, chargeant et déchargeant leur fusil face aux adversaires, sans ciller. C'est la plus juste vision de la guerre et de son absurdité.
Le pathétique, l'opportunisme, la chance, la fortune sont d'ailleurs les grands thèmes du film. Redmond Barry, simple fils de paysans irlandais possédant un peu d'héritage, aventurier dans l'âme, grand nostalgique et épris de sa cousine, décide, par un hasard de circonstances, de s'enrôler dans l'armée. A vrai dire il n'a pas tellement le choix. On l'éconduit gentiment de sa terre natale après un premier duel qu'il gagne contre un officier anglais quelconque qui l'a en réalité dupé en chargeant à blanc les pistolets pour le duel. Le duel, ce jeu du hasard, face-à-face, c'est le moteur du film. Un moteur qui n'est pas sans rappeler celui du match de tennis dans Match Point, de Woody Allen, fondé sur le même principe et suivant la même ligne scénaristique. A l'inverse, la perte d'un duel, à la fin, signera la fin de son ascension fulgurante et sa déchéance. Le héros est un lâche. Il s'enrôle, s'en sort toujours avec panache et chance, déserte, devient un joueur qui sait tricher, parvient à usurper la femme d'un mari malade qui meurt d'un pathétique accident. Le voilà devenu Barry Lyndon. Un baron dont le titre n'est que temporaire. Le fils du premier mariage de son épouse réclame ses droits, un jeune homme chétif, rebelle et maladroit. A l'inverse, le fils de Barry qu'il a avec sa femme, lui, meurt dans un tragique accident. C'est le seul véritable acte d'amour de Barry dans le film, des larmes sincères et cristallines, la fin de tout espoir. L'autre fils, de l'autre mari, parviendra à vaincre au duel Barry, devenu libertain, alcoolique, violent, pathétique. Mais la différence est là : si le premier était un duel truqué, pistolets chargés à blanc, simple ruse pour éloigner le jeune Redmond Barry, celui-ci est tiré à balle réelle. Les tricheries de Barry, flambeur, ne suffiront plus. Il perd une jambe, il perd tout et s'éloigne à jamais. Voilà au fond, sa vraie valeur.
La dimension pathétique de l'oeuvre est renforcée par la voix d'un narrateur qui commente avec flegme les pérégrinations d'un personnage qui aurait pu tout avoir mais qui mentira jusqu'au bout. Le spectateur prend, lentement, de la distance avec le héros, qui n'en est pas vraiment un grâce à cette narration distanciée. Restent alors ces plans figés, cette lenteur, cette répétition de motifs musicaux magnifiques, cette composition figée du temps et de l'espace, celle d'une société engoncée et ennuyeuse. L'oeuvre de Kubrick en est le musée vivant. La musique, d'ailleurs, qui consiste en l'utilisation de musique classique et de chambre (Bach notamment ou Schubert) est remarquablement utilisée par le réalisateur qui la distille au moment clé, parfois dans des scènes silencieuses où elle se met à parler pour les personnages, contemplatives et sentimentales.
Kubrick parvient donc à allier photographie magnifique, musique extraordinaire, construction des plans et de séquences incroyables et aussi puissance littéraire. Barry Lyndon est un film fleuve, de l'art à l'état brut, d'une maitrise inégalée, un art total. Et finalement, derrière la fresque grandiose et figée gronde d'une sourde violence et d'un terrible cynisme. C'est bel et bien, à ce titre, un Kubrick. Peut-être le grand film historique, bien qu'il soit une fiction, ou disons le plus grand film sur l'histoire.