Je crois que beaucoup des critiques, adressées à ce site n'ont pas lu le roman éponyme, "Barry Lyndon" (titre anglais: "Mémoires de Barry Lyndon", 1844) par l'excellent William Makepeace Thackeray (1811-1863) qui fut, pour faire simple, un peu le Balzac anglais, même si son oeuvre fut moins quantitativement importante que celle de notre Honoré. Thackeray s'inscrit dans une tradition critique et satirique le la littérature anglaise depuis la fin du XVIIe siècle (Defoe, Swift, Sterne et le trop méconnu Thomas L. Peacock). Il a écrit tardivement un petit essai sur les humoristes anglais du XVIIIe siècle. Si l'on oublie cela, on ne peut rien comprendre au propos de "Barry Lyndon".

Le chef d'oeuvre absolu de Thackeray est "Vanity Fair" ("La foire aux vanités", 1848), un délice d'humour satirique. L'héroïne de ce dernier roman, Betty Sharp, a au moins un trait en commun avec Barry: tous deux au début de leurs tribulations sont sans argent et leur vie consiste à piéger les riches par des coups tordus. Tous deux sont des pauvres qui justifieraient notre compassion, s'ils n'étaient aussi retors l'un que l'autre. Donc, il faut lire ces deux romans comme mettant en scène deux personnages qui deviennent progressivement antipathiques, sans aucun sens moral et pour lesquels autrui ne se juge que d'après son utilité pour l'ascension sociale des (anti)héros.

"Vanity Fair" a fait l'objet de plusieurs adaptations cinématographiques. La dernière (2004, réalisatrice Mira Nair) est un ratage complet sur tous les plans. Bien meilleure est la mini série de 2018 qui a été diffusée sur Arte.

Quant au "Barry Lyndon" de Kubrick, je considère qu'il est excellent et je laisse de côté son merveilleux aspect esthétique : chaque plan, presque, est comme un tableau qui rappelle la peinture anglaise du XVIIIe et, de mémoire, dans le roman, Thackeray évoque Gainsborough. Ce n'est pas un esthétisme gratuit.

Je lis dans une longue critique que le personnage de Barry est insipide dans le film. Il l'est tout autant dans le livre : il s'agit précisément de montrer comment d'une nullité d'être procède une ambition démesurée. Kubrick le rend parfaitement. Et - pardon pour ceux qui le trouve nul - mais Ryan O'Neal incarne parfaitement cette nullité morale et intellectuelle.

Je lis, dans la même critique, que la Sarabande de Haendel revient trop souvent, sauf que dans la bande originale il y a bien d'autres oeuvres. Et, dans mon souvenir, Kubrick dit quelque part qu'il ne trouvait pas tout ce qui lui était nécessaire dans la musique du XVIIIe et qu'il a fait une entorse à la chronologie en convoquant le magnifique andante du Trio n°2 de Schubert (début XIXe) mais c'était un choix génial pour composer l'atmosphère de la deuxième partie.

Autre critique que je lis : la voix-off. Mais dans le livre, Thackeray se présente comme le simple "éditeur" du texte des mémoires de Barry. C'est donc toujours Barry qui parle, censément, sauf quelques notes de bas de pages de Thackeray dans lesquelles, avec la malice humoristique qui est la sienne, il rectifie certaines approximations du pseudo Barry : ça s'appelle de la littérature à haut niveau.

Le livre qui fait près de 500 pages se décompose en 29 chapitres dans lesquels sont à chaque fois exposé un épisode compliqué de la vie de Barry, telle que celui-ci (fictivement) la raconte. La question est donc de savoir comment "adapter" une telle complexité en un film de trois heures. Il est évident qu'il est impossible de retranscrire sur pellicule dans leurs détails toutes ces tribulations.

Il me semble qu'il convient d'utiliser ici un concept de Freud dans "L'interprétation des rêves", celui de "condensation". Kubrick a procédé par condensation. Il a réduit à leurs essentielles expressions, certains rôles ou actions du roman pour les ramener à leur quintessence romanesque. Il n'a pas développé au-delà du nécessaire les personnages, par exemple Ballibari, Lady Lyndon ou Lord Bullingdon. Il a pris des libertés mais, selon moi, bien pensées.

Les Italiens ont une formule : "traduttore, tradittore", tout traducteur est un traître. Traduire en film un roman est nécessairement une trahison plus difficile encore afin que la trahison ne soit pas une traîtrise. Kubrick a rêvé le roman. Il l'a intelligemment et respectueusement trahi. Son film est profondément un film littéraire et en cela, il est digne de l'oeuvre, elle aussi, authentiquement littéraire de Thackeray. Un grand roman, un grand film.

Runi67
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le 18 août 2024

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