C’est dans les coulisses d’un théâtre que commence Barton Fink, par un gros plan sur les cordages et la machinerie sombre qui permet à l’illusion de fonctionner sur scène et sous les projecteurs. L’originalité de la prise de vue, l’insistance sur un mouvement lent et la métaphore de ces ficelles qu’on tire pour les pantins du dessous signe l’ambition des frères Coen sur ce nouvel opus qui prend pour sujet les affres de la création et le monde des illusions.
Dans l’Hôtel Earle, on s’installe pour « a day or a lifetime », et Barton Fink comprend vite que cette structure a tout d’un cadre aliénant, écrin minéral à la béance de son inspiration. Dans cette chambre carcérale, tout se délite : le plafond s’écaille, le papier peint se décolle et les cloisons poreuses ouvrent sur un voisinage des plus inquiétants. Dans une claustrophobie proche du Répulsion de Polanski ou des corridors qui renvoient forcément à l’espace mental de l’artiste en mal d’inspiration du Shining de Kubrick, les Coen s’en donnent à cœur joie : les angles se multiplient, favorisant notamment une plongée écrasante sur l’œil exorbité d’un auteur effaré de sa propre vacuité.
En écho à ce vortex de la page blanche, l’espace confiné et l’extérieur saturé partent à l’assaut d’une psyché malade : c’est la galerie habituelle des formidables personnages secondaires des frangins, du truculent Lipnick, producteur extatique campé par le génial Michael Lerner, d’un Buscemi en groom rongeur qui surgit de sa trappe, et bien entendu du gargantuesque John Goodman en pal next door borderline.
L’extérieur, aussi exténuant, favorise la satire d’un milieu hollywoodien qui dévore les auteurs, se noyant dans l’alcool et le renoncement, et passe au rouleau compresseur du formatage les aspirations à un théâtre qui se voudrait social, dévoué au common man devenu une masse à nourrir à grande échelle pour mieux l’endormir. Autour de Barton, tout le monde parle, éructe, comble le silence par une hystérie épuisante, et les dactylos frappent en cadence sur les feuilles qu’il ne parvient à noircir de sa prose, l’esprit anesthésié et le cœur transi d’angoisse.
La vision polyphonique de sa solitude enferme progressivement Barton, ménageant une seule échappatoire, ce cadre d’une femme contemplant la mer, promesse d’un ailleurs, parfum exotique où tout ne semble que calme et volupté.
Pour y parvenir, il faudra plonger jusqu’au sang dans les miasmes du cauchemar. Aidé par son entourage, par les parois elles-mêmes, Barton s’enfonce, contemplateur de sa descente. Les adjuvants deviennent opposants, et l’inspiration ne nait que de l’appréhension directe du mal. Le feu, le sang et la sueur s’invitent à la danse, dans un corridor devenu dantesque, rampe d’accès aux enfers dont le gardien hurle la formule incantatoire : “Look upon me! I'll show you the life of the mind !”
La libération du protagoniste ne se fera pas par le réveil. Certains passent de l’autre côté du miroir ; pour lui, c’est dans le cadre qu’il faudra plonger. Barton a écrit son chef-d’œuvre, que l’extérieur a décrété mort-né, le gardant à sa merci pour tout ce qu’il produira. Enfermé dans son tableau, aliéné et dépossédé, Barton sourit, sa boîte à la main, dont le contenu résume à lui seul ce qui reste de lui lorsqu’il répond à la créature iconique devenue vivante :
- What's in the box?
- I don't know.
- Isn't it yours?
- I don't know.
Barton Fink, ou la jonction parfaite, sur le fil, du fantastique et de la satire, du formalisme et de l’angoisse : une page blanche offerte à la condition inhumaine.