Il est intéressant de noter à quel point l'évolution du personnage de Batman dans les divers médias est fascinante. Tout d'abord prévu comme un personnage assez sombre, le justicier ne cessera d'alterner entre une figure loufoque et délicieusement kitsch ou en un être froid vivant dans un monde particulièrement violent. Il est finalement à l'image des envies du public, la surabondance d'une utilisation plus légère du personnage donnera en effet envie au public d'avoir une variation venant briser les codes établis (et inversement). C'est ce que nous constaterons avec le The Dark Knight de Christopher Nolan en 2008, mais nous l'avions en réalité déjà remarqué avec le Batman de Tim Burton en 1989.
Batman est à l'époque un phénomène, voir arriver un film sérieux et sombre après la série et le film avec Adam West est exactement ce que cherche le public. Il s'agira du projet majeur de la Warner Bros qui sait ne pas avoir droit à l'erreur avec le long-métrage. Les super-héros passionnent le public depuis le Superman (1978) de Richard Donner, le réalisateur sera d'ailleurs envisagé pour réaliser Batman ainsi que Joe Dante. C'est finalement Tim Burton, dont c'est à l'époque le troisième long-métrage, qui sera choisi pour mettre en scène ce titanesque projet. Après avoir fait signer un énorme casting, la production peut entrer en chantier.
Vous connaissez sans doute tous ce film je vais donc très vite résumer l'intrigue (ce qui suivra contiendra nombre de spoilers) : Bruce Wayne (Michael Keaton) est un milliardaire orphelin vivant à Gotham City, une ville réputée pour son taux de criminalité élevé. Il est en fait à la nuit tombée le justicier Batman, désirant instaurer la loi et devenir un symbole de la peur pour les criminels. Le film nous narre sa lutte contre un malfrat particulièrement dangereux déguisé en clown et voulant semer le chaos dans Gotham : le Joker (Jack Nicholson).
Si l'on devait parler de l'aspect adaptation il ne fait aucun doute que le film se veut plutôt fidèle aux récits d'origines. Il n'en reste pas moins que Burton réussit à nous offrir une vision assez unique de cet univers si particulier. Comme vous le savez probablement tous, le cinéaste est un grand amateur du genre fantastique, d'expressionnisme allemand et de personnages artistes atypiques. Nous retrouvons beaucoup de ses mimiques à plusieurs niveaux ce qui offre un film avec une véritable personnalité visuelle et diégétique. Burton s'inspirera d'ailleurs assez explicitement des travaux de Fritz Lang sur Metropolis (1927) pour créer la ville de Gotham City, les décors sont dès lors grandioses et offrent des dimensions titanesques et presque divines à la fameuse cité. Le cinéaste tente ici de brouiller les pistes entre les époques ne laissant pas au spectateur la possibilité de retrouver l'année dans laquelle se passe le film. La splendeur sombre de la ville participe grandement à la réussite visuelle et atmosphérique de l'oeuvre.
Burton se reconnaît dans la figure du chevalier noir car il est à son image, un homme solitaire et isolé physiquement comme psychologiquement du reste du monde. Il est alors étrange de constater par la suite que jamais les origines du justicier ne sont clairement exposées. Si le cinéaste s'intéresse à Batman, c'est surtout au Joker qu'il va offrir une histoire concrète et détaillée. Le personnage est à l'image de Burton, il est l'artiste aux couleurs, actions et idées farfelues qui vont rythmer le long-métrage. Le Joker de Nicholson vole d'ailleurs la vedette dès qu'il apparaît à l'écran. Il nous offre nombre de séquences d'anthologie rendant l'antagoniste de ce film profondément culte. Ma scène préférée (et à mon avis également celle de Burton) restera celle ayant lieu dans le musée où Jack Nicholson s'amuse à détruire des oeuvres d'art à l'exception d'un tableau de Francis Bacon (le peintre fut l'une des inspirations dans le processus de création du Joker). Nous sentons une immense affection du cinéaste pour ce personnage.
Batman, de son côté, est finalement relativement anecdotique dans ce film, mais conserve un point qui montre en fait toute son importance sur le récit. Le chevalier noir est le créateur indirect du Joker, c'est à cause de lui que Jack Napier tombera dans la cuve de déchet toxique. De la même façon, nous apprenons plus tard que c'est également le clown prince du crime qui est à l'origine de la mort des parents de Bruce, créant indirectement Batman. Cette idée rend leur dualité fascinante car ce que nous expose Burton c'est que le bien implique le mal, ce sont des concepts complémentaires. Ils servent tous deux à maintenir un équilibre destiné à être bafoué. De fait, les deux personnages en deviennent alors paradoxalement symbiose et en inégalité. Finalement, l'absence relative du justicier et de Bruce Wayne à l'écran peut être justifiée du fait que, justement, le milliardaire tente de ne pas être trop vu par la population de Gotham. Nous aurions peut-être voulu en savoir un peu plus concernant ses implications mentales et son combat qui restent finalement assez survolés dans le film. Il est cependant assez simple de passer au-dessus de cet aspect tant le métrage regorge de qualités.
Je reprocherai cependant un élément aux deux films que réalisera Burton sur le sujet : Batman tue ses ennemis (ce qui est contraire à son principe de base). Je n'ai rien contre les libertés d'adaptations, cependant décider de faire du justicier également un adepte du meurtre ne fait que le placer au même niveau moral que ses ennemis. Le scénariste du film expliquera que selon lui, nous ne pouvons pas régler un conflit uniquement en assommant nos adversaires (ce dont je suis en désaccord).
Le long-métrage reste toujours diablement passionnant à regarder encore aujourd'hui. Il a certes un peu vieilli par certains points (les mouvements de Batman sont assez mous par moments) mais fait partie de ces oeuvres totalement cultes pour plusieurs générations érigées au statut de Saint Graal du cinéma super héroïque. Il est intéressant de constater que Burton n'est pas pleinement satisfait de ce métrage gardant un très mauvais souvenir de la production de celui-ci. Il est connu que le réalisateur quittait le plateau parfois en pleurs, du fait de producteurs au pouvoir et au charisme écrasant ne lui laissant pas toujours exposer son style artistique.
Pourtant, il en résulte tout de même un film profondément personnel. Il reste avant tout passionné par le Joker qui, derrière son sourire et ses créations artistiques, reste un personnage profondément souffrant dont les rires peuvent être assimilés à des pleurs. Reconnu dans les comics comme une création venant du film (que je vous conseille grandement de visionner) L'Homme qui Rit (1928), adapté du livre de Victor Hugo et réalisé par Paul Leni, Burton va embrasser cette vision originelle du personnage et la pousser dans une vision résolument expressionniste (c'est surtout dans le second volet que l'expressionnisme allemand sera au centre de la mise en scène). Le Joker derrière son aspect loufoque en reste un antagoniste profondément tragique. Burton réussit lors de plusieurs scènes à faire exprimer au personnage une grande tristesse qui transcende l'écran et touche le spectateur. S'il apparaît autant à l'écran, c'est parce que selon le réalisateur le Joker veut être vu. Il veut être remarqué et faire payer à la société sa condition. Batman en revanche cherche à rester discret et caché. Finalement les petits défauts du film peuvent assez vite être contournés si l'on s'y penche bien.
Batman est donc une réussite et une oeuvre culte. Cela est dû aux décors et à l'atmosphère conçue par le cinéaste ainsi qu'à l'écriture du métrage. Nous pourrions parler d'évidence comme la musique de Dany Elfman ayant marqué les générations. Burton nous offre un long-métrage marquant bien au-dessus de nombre de productions super-héroïques se faisant encore aujourd'hui. Il prouve ainsi au public et à la Warner qu'il est un artiste et un réalisateur de taille. C'est ainsi que nous aurons donc en 1992 une suite allant encore plus loin dans la vision du cinéaste, mais cela est encore une autre histoire. Ce Batman restera donc dans l'imaginaire collectif comme une superbe réussite ayant à sa manière marqué l'histoire du cinéma.