« Chaque mot est un préjugé »



Une fois de plus, Zack Snyder signe une œuvre à l’univers visuel singulier, une œuvre auquel j’adhère totalement. Avant de commencer cette critique, il y a une chose que je voudrais dire du film, c’est qu’il est totalement excessif, outré et exubérant ; il n’est pas quelque chose de subtil, de naturaliste ou de discret ; mais il a un parti-pris qu’il tient jusqu’au bout. Je considère que c’est un de ces films dont on ne peut déterminer s’ils sont bons ou mauvais ; Batman vs. Superman, soit on choisit de le rejeter en bloc soit on le saisit à bras le corps ; et pour ma part, je dois dire qu’il m’a vraiment impressionné car j’aime l’excessif, le boursouflé et ce qui est sans concession. Batman vs. Superman est selon moi un film aux enjeux à la fois mythologiques et métaphysiques, ce que je vais tenter d’expliquer.


Le reste de la critique contient de nombreux spoilers


« Dieu est mort, nous l’avons tué. » (Le Gai savoir)



A la manière d’un Watchmen, Snyder instille sa patte visuelle dans un scénario dense aux ramifications labyrinthiques, même s’il faut souligner que sur ce point le film de 2009 était irréprochable quand ici le scénario use de certaines facilités. Tout commence par un générique « à la Watchmen » qui permet de revenir en trois minutes, dans un style rappelant l’ouverture de Sucker Punch, sur une origin story que presque tout le monde aujourd’hui connait. On remarquera qu'apparaît à plusieurs reprises dans ce générique le film Excalibur, que se soit par son affiche ou par son titre accroché au fronton d’un cinéma. Ainsi lorsque l’enfant qui était en Bruce Wayne meurt, et qu’il devient Batman, cette naissance se fait sous les auspices de la légende arthuréenne. Le choix d’Excalibur est parlant à plusieurs sens. Si l'on comprend qu'il s’agit du récit d’un mythe, on peut également supposer que l’esthétique du film ait pu avoir une influence sur le style de Snyder. Il faut enfin prendre en compte le fait que la quête des chevaliers de la table ronde est celle du Graal. Le Graal : cet objet mythique aux vertus immenses, à la fois révélateur de vérité et destructeur. Elle annonce ici la future quête de la Kryptonite. Mais comme les exégètes du cycle du Graal ont pu le souligner, ce n’est pas seulement la coupe qui reçut le sang du Christ qui compte, c’est également tout ce qu’elle représente comme valeur et comme sacrifice : seul l’homme à l’âme pur pourra l’atteindre. C’est donc vers une quête spirituelle que doit s’acheminer Bruce Wayne pour parvenir à vaincre ses démons.


Le mythe se bâtit ainsi sur une structure assez singulière. La première partie du film met en place quatre intrigues différentes : Batman, Superman, Lex Luthor, et la sénatrice, qui se rejoignent dans un canevas serré grâce à la magie du montage. La multiplicité des enjeux donne une profondeur inattendue à l’histoire, condition nécessaire à l’élévation de ce mythe. C’est à travers cette trame étroite que vont alors être iconisés les deux héros du film, sortes de consciences supérieures capables de réduire à néant les autres hommes : Superman, capable des plus extraordinaires prouesses dont un montage résume l’étendue, et Batman, homme hors du commun, doté d’une condition physique exceptionnelle et d’un arsenal militaire qui contribue à faire de lui le premier surhumain, thème cher à Nietzsche.


Le surhumain n'est cependant pas le seul lien qui existe entre le film et la pensée du philosophe allemand. Il s’agit de tout ce qui concerne le plan de Luthor pour détruire ces deux figures. En effet, quand les humains se sentent menacés par les dieux, ils n’ont pas d’autre choix que de les détruire pour se soustraire de leur influence. En ce sens Lex Luthor est parfaitement nihiliste : si Dieu est mort, alors tout est permis. Son souhait est donc d'anéantir physiquement ces dieux qui l’importunent. Et suivant l’exemple des nihilistes russes pour lesquels tous les moyens sont justifiés pour arriver à leurs fins, il ne reculera devant rien pas même le terrorisme. Enfin, pour compléter la figure de l'individu défiant les dieux, Luthor se considère lui-même comme un Prométhée moderne et dispose également des attributs de Frankenstein, sorte de scientifique maudit qui décide de créer la vie en faisant naître une abomination, prouesse à laquelle il parvient en s'appropriant le pouvoir qui est habituellement réservé aux seuls dieux (ici la technologie kryptonienne qu'il s'est approprié).


Le film a pris en compte les critiques adressées à Man of Steel au sujet de la parabole Christique. Pourtant, au lieu de l’évacuer, il l’a au contraire amplifiée. Comme Jésus, en effet, Superman accomplit des miracles qui le font reconnaître d’essence divine, ce qui est quelque part logique quand on sait qu’il a été envoyé par son père sur la Terre ; et comme Jésus, il doit écarter ses ennemis du plus bénin au plus fourbe. C’est alors qu’il doit affronter la plus dure des épreuves : Doomsday, « le jugement Dernier ». Ce monstre, démon né de son propre monde, représente le jugement que lui impose le Destin. Avec ses pouvoirs, Superman sait qu’il est en mesure de le détruire, même si cela doit lui coûter la vie. Mais comme il a choisi le camp de l’humanité, il accepte de se sacrifier pour nous sauver. Il est donc enterré. Il est dit néanmoins dans les Saintes Écritures que Jésus descendit aux enfers et le troisième jour ressuscita des morts. Si l’homme d’acier est voué à ressusciter, la question est alors de savoir pourquoi il a choisi de se laisser enterrer. En déduire que c’est pour que nous croyons et que Batman est son Saint Pierre est peut-être s’avancer un peu loin. Mais si c’est l’objectif qui est poursuivi, le choix de Superman apparaît alors comme une nécessité pour ce dernier.


En marge de cette mythification des personnages, le film propose au spectateur une réflexion sur la légitimé des actions de ces super-héros.


Superman a-t-il le droit d’outrepasser le droit international au risque de mettre en péril la vie de millions de gens ? Il est intéressant de voir que cette question autrefois secondaire est devenu aujourd’hui au premier plan (la CGI qui permet des destructions inconcevables aux décorateurs d'autrefois est peut-être en cause). Après les critiques adressées aux Avengers lors de la destruction de Manhattan et à Superman lors de celle de Metropolis, les scénaristes ont fait le choix d'altérer légèrement leur scénario (sauver les habitants dans Age of Ultron, ou encore « délocaliser » le combat contre Doomsday sur une île inhabitée puis dans le port de Gotham désaffecté) ce qui est assez symptomatique de cette modification des consciences (le dernier Captain America n'échappe pas à la règle avec son combat central ayant lieu au milieu d'un aéroport déserté).


Mais que dire de ses interventions en dehors des Etats-Unis qui peuvent mettre en péril l’instable stabilité de régions entières sous le contrôle d’organisations criminelles ? Ici le sujet est plutôt effleuré mais on comprend très bien la désapprobation d’un gouvernement qui s’exprime ici par la voix d’un de ses représentants. Cette idée était bien plus approfondie dans Watchmen car elle constituait le cœur des tensions entre U.S.A. et U.R.S.S. que l’on pouvait résumer par cette phrase « Dieu [encore un fois] existe, et il est américain ». Superman se retrouve finalement aux prises avec ses détracteurs. Il est intéressant de voir quelles peuvent être ses réactions lorsqu’il est mis face à ses responsabilités, quand on sait que dans un monde post 11 septembre il a été critiqué pour sa personnalité lisse et dépourvue de conflits intérieurs.


Quant à Batman, ses arrestations arbitraires font-elles de lui un criminel ? Elles entrent bien évidemment en opposition avec les principes qui sont aujourd’hui en vigueur dans nos pays, à savoir que la justice est du ressort de l’état car lui seul à le monopole de la violence légitime. Et si des citoyens se mettent au dessus de cette justice et décident de punir eux-mêmes les crimes, les dérives seront immédiates. Toutes ces questions sont évidemment posées dans le film, certainement pas aussi clairement que je viens de les exposer, mais, erreur du film ou liberté de réflexion, Batman vs. Superman se contente d'exposer les faits sans offrir de réponse définitive et laisse au spectateur le choix de son opinion, laquelle bien sûr est le reflet de nos orientations politiques.


« Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont » (Le Livre du philosophe)



Ce qui m’a également stupéfait c’est à quel point le film est un film-monde. Tous les lieux et les décors font l’objet d’un grand soin avec un immense souci du détail.


Le film est sombre, et l’action se déroule presque entièrement de nuit. Le film est sérieux, trop diront certains, mais ce n’est pas quelque chose qui me dérange. En fin de compte Batman vs. Superman est la représentation d’un monde en pleine décrépitude, et cette déchéance nous est signifiée à chaque seconde du film, notamment du fait qu'il débute et s'achève sur un enterrement ! Dès leurs premières apparition nous découvrons un Batman et un Alfred mal rasés, fatigués, blasés. Et de tout le film, on ne verra pas l’un deux sourire. Les villes sont en ruine, les maisons sont en ruine. Métropolis se reconstruit encore, Gotham est à l’abandon, sa zone portuaire est une friche industrielle, Batman a déserté ses rues, et la demeure des Wayne ressemble à des décombres, non pas par manque d’argent, mais par lassitude, par désintérêt. Bruce Wayne a renoncé à la vie publique en quittant sa demeure, pour se réfugier dans une maison sommaire au bord d’un étang. Quant à Alfred, il déambule dans la Batcave habillé en mécanicien. Au Daily Planet, on n’a bien compris qu’il n’existe plus aucun espoir pour la presse papier et c’est avec désarroi que Perry White, qui lui non plus ne se rase plus, hante les couloirs de son journal. La musique contribue également au design de cet univers parallèle. Elle est brute, rugueuse, pleine de rage, de fougue et délaisse le lyrisme d'antan pour un ton épique et ténébreux à l'image de ce monde.


Le film parvient également à dresser une galerie de portrait assez stupéfiante et que je trouve globalement réussie.


Il arrive ainsi à faire exister trois personnages principaux avec un équilibre étonnant. Il y a Superman, campé par Henry Cavill, égal à lui-même, mais ayant à faire face à des conflits de plus en plus complexes à mesure que le film avance. On trouve ensuite Batman, un homme torturé par ses souvenirs et dont les fantasmes et les obsessions empoisonnent le quotidien, interprété ici par un fantastique Ben Affleck à la carrure d’athlète et à la mâchoire carrée. Cette stature nous fait ressentir à merveille toute la pesanteur du personnage et son inertie. Le jeu de l’américain est parfaitement dosé et il montre ici tout le spectre des émotions qui peuvent traverser l’esprit torturé de Batman. Le troisième personnage principal est Lex Luthor dont le rôle a été dévolu à Jesse Eisenberg et qui a essuyé de nombreuses critiques. Mais comment ne pas être séduit (je parle de moi) par ce psychopathe magistral, caricatural mais tellement représentatif de l'air du temps, et accompagné par l’un des thèmes les plus mémorables du film, sorte de mélodie à l’image du personnage, à la fois barré et baroque et qui lui sied à merveille. Il s’agit peut-être du protagoniste le plus intéressant d'un point de vue purement psychanalytique : psychopathe où psychotique, peu importe, si on accepte l'idée de ce personnage, il est restitué par son interprète avec une exubérance surprenante et jouissive.


Derrière ces trois figures, on découvre Wonder Woman interprétée par l’hypnotisante Gal Gadot au charme ravageur. Son apparition vers la fin du film est tout à fait mémorable et contribue immédiatement à son iconisation. Il faut également rendre hommage au reste de ce all-star cast : Jeremy Irons, dont le flegme britannique convient parfaitement au rôle d’Alfred, Laurence Fishburne dont les apparitions savoureuses en Perry White contribue à faire vivre cet univers, et Amy Adams dans le rôle de Loïs Lane certes moins naïve que dans les films de Richard Donner mais toujours assez irritante. Enfin, on ne pourrait pas parler d’un film-monde sans mentionner les nombreux caméos (par toujours réussis) distillés tout au long de l’histoire : Aquaman, Cyborg, Flash et le général Zod (dont on est heureux qu’il soit demeuré silencieux après sa mort), et qui sont autant d’amarres lancées vers d’autres productions DC.


« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » (Le crépuscule des idoles)



Dans cette dernière partie j’aimerai revenir sur le style visuel du film qu’il me semble difficile d’éluder dans la critique d’une œuvre de Zack Snyder.


On se rappelle qu’au travers sa filmographie, Snyder est un réalisateur qui joue des effets spéciaux comme un enfant avec ses jeux vidéo, ce dont ses films se rapprochent parfois. Il exploite les possibilités des technologies virtuelles à leur maximum (ce qui me fait penser qu’une association entre lui et d’un défenseur de la pellicule et des effets artisanaux comme Nolan sur le projet Man of Steel était certainement une aberration) jusqu’à atteindre le point de saturation. L’excès est donc le maître mot de Snyder, mais c’est ce qui rend son œuvre attachante et ce qui rattache le fond et la forme de ses histoires.


Ici, il revient donc avec tout l’arsenal de ses effets. On constate en premier lieu que les couleurs sont désaturées pour correspondre au reste de l’univers déjà établi. Cela occasionne par moments des images presque oniriques. Snyder accorde également une grande importance au ralenti (dont il avait presque épuisé les possibilités dans 300) qu’il parvient à placer toujours de façon très juste. Les très gros plans lui sont également chers. A ce titre, le générique est très parlant puisqu’il combine ses deux effets provoquant cette emphase si plaisante que vient encore souligner la musique de Hans Zimmer.


Le réalisateur fait également preuve d’une très grande maîtrise lorsqu’il s’agit de tourner les scènes d’actions. Il nous propose tout au long du film plusieurs combats où il parvient, sans jamais se répéter, à nous montrer toute l’étendue de la technique de Batman. Les rares moments quelque peu maladroits se déroulent lors du combat avec Doomsday où le réalisateur aurait pu nous assommer avec une destruction à outrance, mais ici il évite les redites et se focalise sur l’intensité du combat qu’il souhaite nous transmettre. Le film nous offre également une magnifique course-poursuite chargée d’adrénaline et d’une chorégraphie impeccable. En tout cas, peu importe la situation, ces scènes sont chargées en tension et toujours lisibles.


« Deviens ce que tu es. Fais ce que toi seul peut faire » (Ainsi parlait Zarathoustra)



Je l’ai dit est je le répète : je ne pense pas qu’on puisse qualifier ce film de bon ou mauvais. D’aucuns pourront critiquer ce qu’il représente de plus mercantile dans le cinéma et ils auront raison ; mais l’apprécier est un choix. Je crois en Snyder et à ce qu’il défend, car il demeure malgré tout un créateur. Et je décide de voir en ce film le mythe que poursuit DC en dépit du bon sens.


Si quelqu’un me demandait si je recommande ce film, je dirais que je ne le recommande certainement pas à tout le monde, mais seulement à ceux qui ont envie de s’y plonger. N’y allez pas en espérant vous videz la tête ; n’y allez pas en espérant vous amuser ; tout ceux que la réflexion ennuie, ou que la lourdeur exaspère, passez votre chemin.

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le 24 mars 2016

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Gwynplain

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4

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