On ne pourra pas reprocher à Ari Aster de s’être reposé sur une formule gagnante : alors qu’Hérédité et Midsommar avaient construit un travail assez fascinant sur les versants hauts perchés de l’horreur (elevated, ou folk en l’occurrence) son nouveau projet brille par la première ambition de se renouveler. Beau is afraid est un trip baroque, qui ne se met presque aucune limite en termes de durée (3h), d’horizons et de variations de tonalités.
L’ampleur du récit questionne d’ailleurs sur sa proximité avec l’univers des séries : la segmentation des séquences pourrait tout à fait s’apparenter à des épisodes, et lorsqu’on sait que le montage initial était encore plus long, on peut se demander si Aster n’aurait pas pu davantage s’épanouir au sein d’un format long dans lequel prennent désormais leurs aises d’autres cinéastes comme Refn ou Dolan. Mais le cadre du long métrage se justifie pleinement lorsqu’on ressort déboussolés, voire épuisés par ce bloc continu, qui, comme, les cauchemars auxquels il emprunte clairement, ne peut ménager ni pause, ni issue salvatrice.
Car Aster doit composer avec une matière profuse au potentiel risqué. Il en va de même avec l’inconscient qu’avec les superpouvoirs ou le voyage dans le temps : lorsqu’on brasse ce matériau, tout est tellement possible que le spectateur peut y voir un joker trop facile à employer, empêchant toute immersion ou empathie avec les enjeux du récit. Beau is afraid porte pourtant bien son nom : toute la première partie du film compose ainsi un gigantesque paysage névrotique intérieur, où les angoisses du protagoniste (Phoenix à son meilleur, entre la fragilité de Two Lovers et le burlesque d’Inherent Vice) se matérialisent dans un plan d’ensemble de pur chaos. Déjà en germe dans Midsommar, le plan général devient le théâtre d’une psyché torturée, par une attention portée à l’arrière-plan, où les personnages secondaires et les figurants incarnent toutes les angoisses (agression, intrusion, mysophobie, aquaphobie…) du personnage. La profondeur de champ devient ainsi aussi labyrinthique que la linéarité du récit, s’ajoutant aux surcadrages constants qui font du moindre décor un élément carcéral, jusqu’à prendre un superbe envol dans la séquence animée, où toutes les contraintes du décor de théâtre et de sa machinerie stimulent un imaginaire fantastique, pour une odyssée au long cours qui n’a rien de la digression en termes d’exploration intime. Mais cette expansion d’une psyché malade ne doit pas pour autant se limiter à sa seule exploration : elle aussi l’occasion de poser les symptômes d’une société tout aussi mal en point, des quartiers déshérités infestés de zombies crakheads aux banlieues pavillonnaires où une sorte de remake de Misery satirise avec férocité une Amérique gavée de pilules, de vétérans ravagés, d’adolescents autodestructeurs et de notables capitalisant sur la détresse humaine.
La variation des univers et le maintien du rythme passe aussi par le recours au comique, dans lequel Aster se révèle particulièrement à l’aise. Le cauchemar cumule ainsi, les avanies pour un personnage auquel on n’épargnera rien, dans une sorte de relecture de l’After Hours de Scorsese, au sein d’un univers où aucun repère stable ne sera offert. Sur ce plan également, la mise en scène d’Aster s’affine en creusant le champ (le personnage de Denis Ménochet, toujours dans un arrière-plan, l’intrus au-dessus de la baignoire), dans un travail précis du tempo décalé du gag, et une attention démesurée accordée à la direction artistique, qui fait de chaque plan un tableau d’exposition où les accessoires (photos, objets, affiches, posters, mobilier…) prolongent la satire et les inquiétudes du protagoniste. La prédilection pour l’horreur que le cinéaste avait développée dans ses deux précédents films se trouve ici muée vers un humour noir souvent assez savoureux (le cadavre sans tête, l’orgasme létal), et teinte le cauchemar de variations qui, curieusement, accentuent l’empathie.
Les excès sont la composante incontournable d’un tel projet, et pourront évidemment peser par endroits : la lenteur de certaines séquences censées s’attarder sur le marasme du personnage n’est pas toujours bien gérée (surtout lorsque le spectateur sait qu’il a embarqué pour une odyssée de trois heures), même si elle n’est pas si fréquente. C’est surtout le segment final qui pèche, comme si le réalisateur s’était donné pour contrainte absolue de pousser tous les curseurs vers le rouge. Un Œdipe grotesque, des échanges bavards, avec l’idée de vouloir à tout prix justifier d’un arc général en jouant sur des thématiques méta proches du Truman Show, et ménageant quelques twists et révélations appauvrit quelque peu un ensemble qui pouvait se dispenser de telles béquilles. L’expansion des délires (toute la visite dispensable du grenier) et du décorum (l’arène) ressemblent à une fuite en avant d’un démiurge qui ne sait plus calmer le jeu, à la manière dont Fellini faisait construire de gigantesques décors pour donner corps à ses fantasmes dans la vaine Cité des Femmes. Cette stérilité, presque comme un aveu d’impuissance, pourrait s’avérer fatale pour qui aurait déjà été irrité par ce qui précède. Mais elle peut aussi rediriger l’empathie, auparavant à l’endroit du personnage, vers un cinéaste épuisé par son grand œuvre, et dont on attend les prochaines odyssées avec impatience.
(7.5/10)