Les terres sont noires ou ocres, parfois blanches, vastes et arides à perte de vue, et la mer bleu turquoise, et l’horizon tranchant, et le soleil carnassier, absolument sans pitié, et les peaux sont foncées, luisantes et saillantes dans l’effort, offertes et engourdies au repos. C’est là, dans ce Djibouti aveuglant et minéral, qu’un peloton de légionnaires s’active. Entre exercices physiques et préparations à la guerre, tâches du quotidien et sorties en discothèque, ils sont des corps étrangers à ce pays au loin, coriace et primitif, mais cherchant à s’y fondre, à le faire leur si possible, de l’eau au sable, des rocs à la poussière, du sel au ciel.
Et ce sont évidemment ces corps qui intéressent, qui passionnent Claire Denis, leur évidence, cette évidence dans la perfection, dans leurs mouvements, leur unité, et les liens multiples, fraternité, rivalités, estime, ascendance aussi, qui, silencieusement, se tissent entre eux. En particulier quand surgit le jeune et beau Gilles Sentain, apprécié de tous très vite, et même du commandant Forestier, figure pour Sentain d’un père retrouvé. Apprécié pour sa retenue et sa bravoure, pour l’aura qu’il dégage. Ce qui provoque, chez l’adjudant-chef Galoup (Denis Lavant, magnétique à mort avec son charisme animal, son air buté), un sentiment abrupt, quelque chose de terrible qui le secoue. Est-ce une attirance secrète ? Un désir soudain, total et inexplicable ?
De la jalousie sans doute, lui si attaché au commandant (mais par quelle passion ?), lui qui n’a rien que son grade pour s’imposer face à ses hommes, ou pour les punir ? Une haine en lui ruant d’un gouffre ? Peut-être autre chose, et peut-être tout cela à la fois ? On ne saura pas vraiment, et lui-même le sait-il, perdu dans ses souvenirs et ses désillusions, dans le gris de Marseille où il ressasse, après sa disgrâce, après son sale coup (une histoire de boussole détraquée à dessein). De l’océan melvillien, d’un navire de guerre et de ses marins, Denis et son coscénariste Jean-Pol Fargeau sont passés aux terres africaines brûlantes, d’une légion comme oubliée là et de ses soldats vigoureux. Mais l’essentiel du roman d'Herman Melville (Billy Budd, marin) a été conservé : ce jeune homme à la séduction flagrante, pur, qui paraît et vient rompre une sorte d’équilibre dans la routine comme dans les affects.
De cet essentiel, Denis ne martèle rien, laisse faire, suggère (son film est peu bavard, réduit à quelques phrases, souvent en voix off, qui suffisent, qui disent presque tout), se dérobe à la limite. De cet essentiel, elle observe surtout ce ballet des corps en action ou immobiles dans la lumière, leur érotisme brut qu’elle révèle et qu’elle sublime. Avec la participation du chorégraphe Bernardo Montet, Denis transforme chaque entraînement là en ronde tribale, là en rythmique sensuelle, là en étreintes violentes. Et jusqu’à la danse finale, solitaire et frénétique, de Galoup tel un pantin se désarticulant tout à coup, prémices (ou conclusion ?) d’un monde à part, le sien, et le seul même qu’il semblait connaître, plein de silences et de codes, de cérémonials, qui s’abîme puis se termine.
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