Beaucoup de bruit pour pas beaucoup de talent
Être... ou ne pas être un auteur, telle est la question pour Joss Whedon. Ne pas être. Le réalisateur d'Avengers, à la prolifique carrière télévisuelle, s'est imposé un challenge personnel lors de la post-production de son film Marvel : tourner un petit film modeste, entre amis, dans sa maison avec son matériel, basé sur une des oeuvres les plus célèbres de Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien. Le concept est saisissant et susceptible de révéler un nouveau pan chez Whedon. Hélas, c'est un festival de malhonnêteté qui nous est donné à voir qui ne s'avère fonctionnel sur quasiment aucun point.
De manière générale, l'œuvre shakespearienne et bien entendu été adaptée et ré-adaptée, jusqu'à en devenir la plus adaptée au monde, prouvant en permanence le caractère contemporain du matériau et sa capacité à être remodelé pour s'inscrire dans des univers classiques, modernes ou fantasques. Pour entre-apercevoir le potentiel, rappelons-nous le Titus de Julie Taymor, le Hamlet de Kenneth Branagh ou la version modernisée de Michael Almereyda. Trois exemples provenant du même canon littéraire, mais s'adaptant dans des canons cinématographiques différents. Whedon fait quant à lui le choix de conserver les dialogues originaux et de les juxtaposer sur un univers moderne. Très rapidement, il se heurte aux problèmes engendrés par le manque de travail concernant l'adaptation : elle paraît chimérique et le mariage avec la modernité ne fonctionne pas.
Pour les plus jeunes de nos lecteurs, rappelons que Beaucoup de bruit pour rien narre les pérégrinations amoureuses du seigneur Bénédict ainsi que celles de son ami Claudio, lors de retrouvailles à Messine faisant suite à une guerre victorieuse. Le contexte posé par le dramaturge britannique, on ne peut plus clair, parait plus farfelu dans l’adaptation présente. Hommes de pouvoir et gardes du corps se retrouvent… dans la maison de Joss Whedon. Le problème, c’est bel et bien que le film navigue entre deux eaux. Dans cet univers contemporain, la mise en scène des personnages se rapproche elle de l’œuvre originale dans son sens classique, sans toutefois la rigueur qui s’y associe. L’intérêt de la modernité n’est pas mis en valeur par Whedon, qui se contente finalement de rejouer la pièce tel quel avec des costumes-cravates. C’est là où le bât blesse et où l’on se demande l’intérêt de l’entreprise.
A contrario de Kenneth Branagh (nous risquons de l’évoquer à plus d’une reprise, référence du genre s’il en est, qui a par ailleurs déjà adapté Beaucoup de bruit pour rien), qui situait par exemple sa version de Hamlet dans un Danemark fantasmé du XIXème siècle, la transposition de Whedon ne fait pas corps au récit. Outre les dialogues, que l’adaptation peut avoir le privilège de modifier, c’est aussi par une multitude de détails dans la mise en scène qui façonnent l’intérêt de l’adaptation. Ici, c’est le néant, la mise en scène des personnages étant elle-même réduite au strict minimum. Whedon capitalise éventuellement sur quelques actions burlesques de ses personnages, sans pour autant que quelque chose fasse réellement mouche.
Le parti-pris le plus notable de Whedon repose probablement dans la forme de son film. Comme dit plus haut, le défi est de concevoir Beaucoup de bruit pour rien quasiment comme un film amateur tourné avec des copains. Avant tout, difficile de passer outre l’imposture de cette prétention quand on se retrouve finalement, au vu du générique, face à un film comme un autre disposant d’un staff technique conséquent. Comment excuser un tel travail bâclé ? A croire que tout n’est que pour l’apparence, pour gagner en authenticité : le noir et blanc, la caméra épaule, le numérique bon marché (triste pour un film tourné en RED Epic)… Certains riposteront probablement qu’il ne s’agit après tout que d’un petit film tourné en une douzaine de jours. On en profitera tout de même pour rappeler que dans le même laps de temps, Spielberg tournait Duel, ou encore qu’un certain John Cassavetes, avec encore moins de moyens, s’employait déjà à filmer des chefs-d ‘œuvres.
Par ailleurs, là où la plupart des auteurs, de Laurence Olivier à Kenneth Branagh, ont toujours essayé de narrer Shakespeare également par la virtuosité des outils cinématographiques mis à leur disposition (encore une fois, rappelons Hamlet et son 70mm, ou ses plans-séquences en steadicam) en réfléchissant perpétuellement leur mise en scène et leurs cadres par rapport aux enjeux ou thèmes, on ne peut être qu’abasourdi du travail délivré par Whedon de ce côté-là : rarement un découpage n’aura été aussi aléatoire. Des cadres improbables, des amorces de champ inutiles, des mouvements sans inertie… Que se passe-t-il au niveau de la mise en scène ? Nous l’ignorons, tout en espérant à chaque seconde que le réalisateur, vraisemblablement obnubilé par une caméra épaule « qui fait auteur », pose un peu son cadre. Quand il le fait, c’est au tour de la musique, composée par ses soins, d’apposer sa lourdeur aux airs « indé ».
Mettons tout de même au crédit de Whedon une équipe d’acteurs qui se prête volontiers au jeu. Tout ne passe pas forcément et rien ne surprend, mais globalement, c’est probablement là où le dynamisme du film fonctionne le mieux et où l’on ressent sans doute l’essence du projet : ce fameux films de potes. C’est bien peu comparé au potentiel offert à la fois par l’œuvre originale mais aussi par le concept intrigant. Et au-delà de cela, tout ce qu’on en retient finalement, c’est que Joss Whedon a une jolie maison.
La critique sur Cineheroes : http://www.cineheroes.net/critique-beaucoup-de-bruit-pour-rien-de-joss-whedon-2014