D'entrée, avec son sens esthétique aiguisé, sa contemplation des horreurs humaines sur fond de paysages magnifiques, son attachement à décrire un aspect peu reluisant de l'exploitation des travailleurs, Béhémoth - Le Dragon noir rentre immédiatement dans la catégorie des documentaires marquants sur le sujet et rejoint des gros morceaux comme Workingman’s Death (Michael Glawogger, 2005) et Earth (Nikolaus Geyrhalter, 2019). Zhao Liang ajoute sa touche personnelle bien entendu par l'objet précis de son travail, le ravage (géologique et humain) causé par l'exploitation minière en Mongolie-Intérieure, mais aussi par la démarche très ouvertement poétique par endroits, avec des citations de La Divine Comédie de Dante, un homme posant nu et de dos au milieu des paysages filmés, ainsi qu'un personnage portant un grand miroir dans son dos rappelant le contrechamp et nous renvoyant à notre image.
Une chose est sûre, Zhao Liang est plus à l'aise au niveau des plans d'ensemble, lorsqu'il s'agit de filmer des mouvements d'envergure comme le ballet incessant des camions ou encore des détonations au milieu de carrières. Dans ces moments-là, ce n'est peut-être pas du niveau d'un Yuri Ancarani par exemple mais il y a une chorégraphie et une photographie très particulières qui se mettent en place et qui dégagent une éloquence certaine. On nous suggère fortement qu'avant d'être des mines de charbon, ces territoires immenses étaient des plateaux naturels où paissaient tranquillement des troupeaux par centaines. Désormais, ces lieux se sont transformés en la manifestation le plus sordide du processus de développement économique chinois, l'arrière-boutique que l'on garde soigneusement secrète, loin des yeux des passants concentrés sur la côte est.
Autant sa façon de filmer l'âpreté des conditions de travail est puissante et percutante — les mineurs qui triment au fond des galeries ou en surface, le visage maculé de traces noires comme au siècle dernier en France — autant les allégories oniriques et autres affèteries de mise en scène (voix off, personnage-narrateur) m'ont paru vraiment superflus ou du moins un peu ratés dans l'effet recherché et non-atteint. Quelques effets étranges, comme ces plans fragmentés irréels, parents de Sokourov, fonctionnent à moitié. Le film file la métaphore éponyme de Béhémoth, les travailleurs étant perçus comme des créatures minuscules dominées par le monstre qu'ils ont eux-mêmes créé, symbole des mirages de la vie moderne, dévorant autant la terre que les hommes. La symbolique finit par être un peu lourde à force d'être matraquée ("Ceci n'a rien d'un rêve. Il s'agit bien de nous. Nous sommes ce monstre, nous sommes ces laquais.") mais elle est en un sens compensée par les transitions thématiques et colorimétriques du docu, évoluant entre gris, rouge et bleu, entre enfer, purgatoire et paradis (artificiel bien entendu, avec ces villes-fantômes particulièrement flippantes).
Cette figuration de l'exploitation et de l'industrialisation monstrueuses, incontrôlables, est plutôt bien rendue, avec pour point de chute des humains réduits à l'état d'esclavage. Zhao Liang est plus rigoureux lorsqu'il s'intéresse à la destruction des paysages que lorsqu'il essaie de montrer les ravages sur les corps des ouvriers malades — cette séquence paraissant étrange et forcée (alors que le sujet est tout aussi pertinent). À mon goût, un peu trop didactique et une poésie un peu trop surlignée, à l'image de l'aphorisme "Tout l’or scintillant sous la lune n’a jamais apporté à l’humanité usée par le travail un moment de réconfort", mais c'est un complément toujours bon à prendre sur la thématique.
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