Où nous emmène réellement Birdman ? Est-on sur un siège du théâtre de Broadway, en train d’assister au spectacle, ou est-on assis dans une salle de cinéma, regardant le cinquième film d’Iñárritu ? Est-on dans les coulisses de la pièce, ou dans les coulisses filmées des coulisses de la pièce ? La mise en abyme de la création artistique n’est jamais aussi visible que dans ce plan où, jouant son rôle sur le devant de la scène, Riggan Thomson est pris entre deux publics : face à lui, Broadway et ses cul-serrés ; derrière lui, nous, cul-terreux avides de blockbusters hollywoodiens. Mais ce personnage central, qui est-il vraiment ? Riggan Thomson, hanté par son rôle de Birdman, ou Michael Keaton, ancien grand rôle de Batman ? Iñárritu tricote et enchâsse les différents niveaux de fiction et de réalité, et Riggan Thomson, qui bascule constamment de l’un à l’autre, en est la matérialisation évidente.
Ce n’est ainsi pas un hasard si s’ajoute à cela un niveau supplémentaire de réalité : celui du virtuel. Dès la première scène, Riggan Thomson, dans une position irréelle de lévitation, est dérangé par la sonnerie si singulière d’un appel Skype. Et son incapacité à gérer l’appel d’annoncer clairement sa situation en prise entre réalité et fiction. Ce n’est pas non plus une coïncidence si, lorsque sa fille lui expose brutalement ses quatre vérités, elle lui reproche « de ne même pas avoir une page Facebook » ; ou si son premier regain de popularité a lieu sur Youtube, dans une vidéo virale où on le voit courir en slip sur Times Square, haut-lieu new-yorkais où la réalité des gratte-ciels se confond avec les panneaux publicitaires numériques. On n’est pas non plus surpris lorsque le succès de Riggan se matérialise enfin : sa fille lui annonce que son compte Twitter a gagné 80 000 followers dès le premier jour. A l’heure du numérique, Iñárritu pose clairement la question de la reconnaissance et de ses formes : qu’est-ce que qu’être reconnu ? Est-ce faire un million de vues sur Youtube ? Est-ce avoir les faveurs du New York Times ? Est-ce avoir le premier rôle d’un blockbuster, ou être un talentueux metteur en scène ? Ou est-ce simplement être compris de ses proches ?
Birdman semble même aller plus loin, en posant la question, plus profonde, de la légitimité artistique. Le blockbuster hollywoodien Birdman est-il inférieur à la pièce Parlez-moi d’amour, montée par Reggan ? Le cinéma, populaire, s’oppose-t-il nécessairement au théâtre, plus élitiste ? Qu’est-ce qu’une œuvre d’art qui, comme l’annonce Jake (le producteur et ami de Riggan), « lasts forever » ?
Le cinquième film d’Iñárritu est une œuvre qui, à sa façon, restera dans l’histoire du cinéma. C’est un film biologique et métaphysique, au premier sens du terme. Le long plan-séquence utilisé n’est pas un choix anodin : il symbolise la ligne de vie, qui commence dans cette pièce où lévite Riggan, tel un fœtus sur le point de naître, et s’achève lors du suicide sur scène. Le fait que le plan-séquence s’arrête à ce moment-là est sans doute la preuve que le suicide en est vraiment un, et que la scène de l’hôpital est un fantasme antérieur de Riggan, qui voit dans sa mort une façon de retrouver sa fille. D’ailleurs, le tempo donné par le tambour tout le long du film, comme des battements de cœur réguliers, s’accélérant selon les émotions ressenties, se tait également à cet instant-là. Les dialogues en sont la respiration, tantôt calme, tantôt haletante. Les décors en sont les organes : on est enfermé dans ce ventre de Broadway et les coulisses-entrailles de son théâtre.
Birdman est un film plus profond qu’il n’y paraît et traite de nombreuses thématiques – la quête de reconnaissance ; la célébrité et ses mirages ; le narcissisme de l’homme – qui tendent toutes à révéler la vanité des considérations humaines (est-ce un hasard si Riggan s’essuie la bouche dans une feuille de papier toilette représentant 150 000 ans d’Humanité ?), et qui pourtant invite à réfléchir, de façon plus large, sur le sens de l’existence.