La surprenante virtuosité de la complaisance hollywoodienne
L’illusion d’un geste unique. Unique mouvement, flux virtuose, ballet visuel. L’émerveillement facile est à portée, et le premier danger serait d’accorder une bienveillance gratuite face à l’imposante maîtrise scénographique et technique. Le chef opérateur, récompensé à juste titre, s’en tire à merveille, en éclairant d’une lumière vivifiante et magique un vaste espace filmique dans lequel la caméra ne cesse de se promener.
En surface, ce film a tout pour séduire de manière superficiel un spectateur de plus en plus adepte de performance technique et d’opacité stylistique. La mise en scène est en effet dynamique, et révèle aisément ses intentions esthétiques, puisque reposant sur un (faux) vaste plan séquence dont les raccords d'une séquence à l'autre sont invisibles. Ce qui crée une étrange sensation temporelle, puisque la fluidité scénographique intègre également les ellipses. C’est à dire que dans un même plan, avec des « trucages » (le terme est démodé mais peut être pertinent pour Birdman) virtuoses, le film parvient à passer d’une temporalité à une autre (le récit se déroule sur plusieurs jours, des répétitions de la pièce aux représentations), brouillant constamment la perception du spectateur. Effet paradoxal, d'une continuité ellipsée, et d'un temps unifié et éclaté à la fois. Tout le jeu de la mise en scène avec le spectateur étant l'anticipation sur la rupture temporelle camouflée.
Pourtant, le procédé filmique employé ne peut empêcher de révéler sa théâtralité et son artificialité. Le constat avait déjà été remarqué dans les années 40, quand Hitchcock réalisait La Corde, huis clos qui respectait l’unité de temps, et conférait, via l’agencement de plans séquences aux raccords camouflés, un aspect théâtral, taillé cependant dans un découpage ordonné par le cadrage de la caméra (la fameuse direction du spectateur hitchcockienne qui oriente le regard du spectateur). La démarche d’Hitchcock, en son temps, était audacieuse de la part d’un cinéaste hollywoodien prônant le sur-découpage (la multiplication des gros plans sur les indices, ou « McGuffin », pour rester dans une terminologie hitchcockienne), puisque celui-ci remettait (légèrement) en cause une logique de coupe, au profit d’une logique de flux.
Chez Inarritu, la théâtralité est entièrement assumée, et sert un récit réflexif sur les artifices du spectacle. Tout un jeu sur le trompe-l’œil et le faux semblant auquel s’amuse donc la mise en scène. En cela, le propos n’a rien de nouveau. La remise en cause éternelle du show-business inaugurée par Sunset Boulevard est symptomatique d’un Hollywood malade qui s’auto-réfère, et qui puise désormais ses inspirations contemporaines dans sa propre mythologie filmique, et s’auto-satisfaisant même de sa capacité technique à créer des images spectaculaires. Et le choix de Noami Watts n’a rien de gratuit, elle qui incarne, depuis Mulholland Drive de David Lynch, le symbole d’un Hollywood dégénéré et artificiel (Même si chez Lynch, la critique était assortie d’une profonde mélancolie et d’une réelle bienveillance pour l’esthétique du Film Noir)
Mais le mérite d’Inarritu est d’observer le revers éclairé de la médaille : sous le sordide du monde du spectacle, sa dimension magique et étincelante, sa dimension féerique. Et ce « Birdman », super héros qui hante Riggan Thomson, le personnage de Michael Keaton, n'est explicitement que l'allégorie de ce pouvoir de spectacle que permet le cinéma. Malgré cette remise en cause des paillettes ringardes d'Hollywood (et parfois même, un mépris à peine caché. Comment Hollywood n’a-t-il pas pu être touché dans son amour propre et a pu voter pour Birdman aux oscars ?), Inarritu retravaille avec malice cette mécanique du trompe-l'oeil, et, en invoquant Hitchcock et Welles (Il y a dans Birdman un travail sur la profondeur de champ qui rend bien entendu hommage à l’audace, en son temps, d’Orson Welles, quand il réalisait Citizen Kane), il réactive, dans la verve d'un Spielberg, toute la magie du spectacle cinématographique "meanstream " : Parfois creux et vide, mais absolument merveilleux ; une machine à rêve.
Le plan-séquence était alors inévitable. Une fluidité, une continuité, au risque parfois d’un sentiment de redondance et de cabotinage. Car il n'y a pas de point de rupture dans Birdman. Pas de point de non retour. La folie du personnage est consumée crescendo dès la première image, dans un récit bien droit, emmené, voir même aspiré brillamment par une mise en scène au motif rectiligne. Une symphonie quasi musicale de travellings qui pénètrent les espaces et engouffrent Riggan Thomson dans les passages étroits de son subconscient.
Et tout à coup, la représentation finale tant attendue démarre, et les mots de Shakespeare résonnent en écho des applaudissements du public. « Eteins-toi, éteins-toi, court flambeau ! La vie n’est qu’un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un abruti, pleine de fureur et de bruit, et qui ne signifie rien. » (Macbeth, acte V, scène V)
Et enfin, après cette représentation, la coupure. Le « Cut » tant attendu rompant le rythme et marquant la rupture finale, qui n’annonce pourtant pas un retour à la réalité. La folie est engagée, et la croyance dégénérée dans le cinéma et le spectacle est à présent totale. Alejandro Gonzales Inarritu va donc au bout de son geste, la consommation totale du film. Le cinéma ; le pure cinéma ; uniquement le cinéma, et ce jusque dans la dernière image (une image et une fin définitivement hitchcockienne puisque le cinéaste américain dénonçait en son temps l’illusoire adhésion au cinéma et son impossible encrage dans la réalité). Dans la dernière image, Sam, la fille de Riggan, ne regarde pas vers le sol et vers la trivialité du réel, abattue et triste. Elle regarde, émerveillée, vers le haut. Elle regarde vers l'écran de cinéma, marchand de rêve éternel