« Parfois un mouvement est plus important que les hommes qui l’initient. » Qu’importe le sens que l’on donne à ce mouvement, la citation de Kressmann Taylor semble parfaitement s’appliquer à la mécanique interne de BIRDMAN tant la performance technique en viendrait à éclipser le récit qu’elle supporte. Mais il n’en est rien. Dans BIRDMAN, le mouvement ne sert qu’à faire pression sur des personnages et des sphères qui ne cessent de s’entrechoquer : le privé et le public, l’intime et « l’acting », les coulisses et la scène, l’être et son personnage. Puisqu’au travers de cette spectacularisation d’Opening Night, Iñárritu semble vouloir composer un essai sur « De la difficulté de créer » constamment habité par l’euphorie et la nervosité de son illusion. Un film critique qui n’en reste pas moins tourné vers la modernité qu’il dénonce. Certains le taxeront de malhonnête – peut-être à juste titre (n’est pas Cassavetes qui veut) – et pointeront du doigt le caractère profondément vain d’une telle entreprise. Étourdissant et fascinant à la fois, BIRDMAN est pourtant une œuvre éclatante de virtuosité.
Ça zigzague et ça balance pas mal à Broadway. Ce qui surprend d’abord dans BIRDMAN, c’est sa capacité à mener tambour battant un récit entièrement construit sur son (faux) mouvement interne. Whiplash ? Tout est dicté par ce rythme percutant – dans tous les sens du terme – où l’adrénaline de la mise en scène renforce la plongée dans l’esprit torturé et agité de son personnage principal. Portrait d’un acteur en crise avec lui-même, BIRDMAN ne cesse de jouer avec l’illusion de la prise de vue pour incarner la démence frénétique de Riggan et épouser son regard perdu entre réalité et fiction. De ce fait, le théâtre représente ce dédale mental – moquetté du motif psychotique de Shining – dont il est difficile de sortir sans se heurter à une mise à nu aussi littérale qu’imagée. Puisque sur les planches comme en coulisses, c’est la vie qui se joue ; comme dans un microcosme où tout ce beau monde se foutrait constamment sur la gueule ; et pas seulement sur une pièce de Raymond Carver. Et même si tout semble improvisé, rien ne l’est. Iñárritu endosse alors le tablier du peintre cynique qui, en un complexe coup de pinceau, composerait une œuvre acerbe catalysant toute la folie fiévreuse de ce monde. Un cinéaste qui se ferait grand méchant loup et serait prêt à découper le bide de son héros pour faire jaillir une apparence de vérité et d’omniscience. Face à cet excès de transparence, l’issue est inévitable : tout amène à l’implosion dans une seule grande montée en tension.
Le tour de force nous ramène ainsi à la satire Altmanienne qu’est The Player où la caméra voguait déjà au milieu de l’effervescence d’un studio pour en examiner la crise interne. Dans BIRDMAN, la satire fait mouche. Comme un « revenant » se laissant dépasser par son propre mouvement, Iñárritu utilise son procédé afin de traiter de l’image, de l’apparence et du simulacre pour mieux saisir la condition du métier d’acteur : Riggan reste hanté par son démon intérieur, un oiseau ringard (évidente variation autour du Batman de Tim Burton) – symbole d’une machine hollywoodienne sans scrupule – qui au travers de sa voix-off le pousse à un voyage sans retour, toujours sur le fil(m) entre le vrai et le faux. Endossant ce nouveau masque malgré lui, l’être ricoche pour n’être plus qu’un hématome sur le nez d’une industrie aussi vaniteuse qu’hypocrite. Toute ressemblance avec des… on connaît la chanson. Car au fond, BIRDMAN questionne la légitimité même d’être un artiste et d’être considéré comme tel. Être un artiste libéré, tu sais c’est pas si facile. Et il faut dire que Michael Keaton communique à merveille son énergie fiévreuse dans cette œuvre haletante où le phénix renaît de ses cendres. Car au-delà de la performance technique de son plan-séquence, BIRDMAN impose son ébullition, sa percussion, sa batterie incessante et ce battement de cœur qui nous pousse à un sublime arrêt cardiaque. Rideau. Applaudissements. Récompenses.
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Extrait dans l'article "Les 100 films à retenir des années 2010"