Ce film a trois titres. Comme souvent, le titre français est le moins intéressant et se réduit à une allusion à la première partie du film : le charbon noir qui emporte aux quatre coins de la province le corps disloqué d'un mineur. Le titre anglais lui, pousse plus loin dans le film et permet une figure de style qui s'approche de l'ambition de l'oeuvre : "Black Coal, Thin Ice" : au charbon s'ajoute une fine couche de glace, fragile et glissante, miroir impassible de ces destinées tourmentées. On touche déjà un peu plus au sujet avec une opposition chromatique noir / blanc et thématique chaud / froid. Mais le titre original, "Bai Ri Yan Huo", ou "Feu d'artifice en plein jour", est de loin le plus beau. Mystérieux pour le spectateur jusqu'aux deux tiers du film environ, il prend ensuite un sens inattendu au détour de deux séquences nocturnes superbes et virtuoses, puis achève de nous sidérer lors d'un bouquet final inattendu et quelque peu évasif.
Trois titres, trois moments et au moins autant de façons de s'attaquer à ce film labyrinthique et sinueux. Laissez de côté les comparaisons avec Memories of Murder, les deux films partagent une certaine virtuosité mais leurs intrigues sont pratiquement opposées. Dans "Black Coal", il y a certes une affaire policière qui occupe un personnage obstiné sur plusieurs années, mais le scénario est comme réticulé et se dénoue de manière spectaculaire à mesure que le film progresse dans une ambiance nocturne tantôt poisseuse, tantôt lumineuse. Ce qui fait écran, c'est l'obscurité relative de la progression, par ellipses et non-dits, qui confère un côté presque surréaliste ou fantastique au propos dont on ne saisit pas toujours tout de suite les subtilités. On pense avoir une encablure d'avance sur les personnages mais le film nous berne et nous nargue avec des détails qui nous laissent perplexe. Une étreinte en arrière-salle, un ticket de bus illisible, la lumière qui se reflète sur la lame indifférente d'une paire de patins à glace.
Sombre et peut-être embrouillé par moments, qu'importe, ici c'est la beauté du geste qui prime. Et le film abonde en séquences somptueuses, sidérantes ou simplement totalement inattendues. Une arrestation sous tension qui procède par silence et immobilité jusqu'à un déluge de violence à la fois inévitable, absurde et surprenant. Une ellipse dans un tunnel enneigé qui se solde par un vol farcesque en plan séquence hypnotique. Une élégie au patin à glace sur laquelle plane l'ombre d'une menace. Un meurtre odieux dans une ruelle. Un chassé croisé nocturne époustouflant qui s'étire sur de longues minutes pour ne déboucher que sur de la frustration. Un tour dans une roue de foire, une reconstitution funèbre et ridicule, un feu d'artifice en plein jour. Pour cristalliser tous ces fragments de Chine contemporaine, où la violence et la misère ne font plus qu'une dans une étreinte forcément toujours un peu absurde ou gênante - la terrible séquence de reconstitution dans un appartement complètement reconfiguré - deux gestes forts. Le choix d'une atmosphère de polar essentiellement nocturne et hivernal d'abord, puisque la morsure et la caresse du froid se font sentir à chaque instant, avec la sensualité mortifère que cela implique et les quelques saillies burlesques presque réalistes qui font prendre la mesure de l'urgence avec laquelle tout ceci est tourné : un comédien glisse dans un sauna, ou sur une plaque de verglas. Le film regorge de ces petites ponctuations curieuses, variations sur la glace fine et l'équilibre fragile de ces pantins en roue libre sur l'échiquier verglacé de la fatalité.
L'autre geste bien sûr, c'est l'éclairage. La photo du film est ce qu'il s'est fait de mieux pour l'instant cette année au cinéma. Le film baigne constamment dans des lumières grises et blanchâtres, fantômatiques pour les séquences diurnes, et s'illumine de teintes néon fluorescentes rose, bleu, jaune, rouge, vert lorsque la nuit tombe. A la fois ancrage réaliste dans un milieu de petit boutiquiers chinois (on pense aux néons chez Wong Kar Wai ou chez un autre asiatique, Ozu, où la lumière artificielle devient une des émanations de la ville moderne), et nimbe surréaliste (la fameuse couleur-émotion de Douglas Sirk, reprise à travers le prisme kitsch d'un Fassbinder par exemple), les éclairages violents et francs qui baignent les visages des protagonistes sont des manifestations de l'âme et des tourments de la romance contre nature qui s'ébauche sous nos yeux. Le procédé est d'abord insidieux, presque discret, mais il devient manifeste lors des séquences finales entre les deux personnages, celle de la roue bien sûr, mais aussi deux moments en voiture lors de l'arrestation de la jeune femme.
C'est dans ces moments que le film atteint des sommets de schizophrénie, délaissant la virtuosité un peu facile de son scénario à tiroirs où morts vont, viennent et resurgissent d'un côté comme de l'autre de la vie, pour s'abandonner à des élans lyriques bariolés à la limite de l'abstraction, à l'instar de cette étonnante séquence finale, muette et comme étirant le temps, brutalement interrompue en plein travelling au moment crucial, dans un geste fort qui rappelle les conclusions élusives d'Antonioni, rien de moins. Comme les grands polars asiatiques auquel il est inévitablement comparé (des maîtres coréens au récent "A Touch of Sin" de Jia Zhang Ke), on assiste ici à une relecture foisonnante et multiple du genre : à la fois grand film noir, polar racé et alambiqué et romance vénéneuse follement lyrique, cette oeuvre singulière déborde d'idées et méritait bien, pour cela, pas moins que trois titres différents.