A bien des égards, Blade Runner est une erreur, une malformation, un objet déchu et quelque peu maudit, un miracle diront certains, mais certainement pas un chef d'oeuvre évident, facile, ouvertement génial comme le sont finalement le plus souvent ces merveilles dont le naturel confond parfois encore davantage que les merveilleuses qualités.
Et, allez savoir comment, Blade Runner est probablement le plus grand film de science-fiction jamais tourné, et sans aucun doute celui dont l'influence fut la plus profonde.
Pourtant, à y regarder de plus près, pas grand-chose ne laissait présager un culte posthume aussi foudroyant. Un de ces nombreux films à la production bancale qui oscille de producteur en producteur, de réalisateur en réalisateur, d'interprète en interprète avant de finalement se retrouver, un peu par hasard, comme le fruit étrangement parfait de nombreux et contradictoires géniteurs.
Blade Runner ne reçut finalement jamais, comme beaucoup de films aujourd'hui cultes, l'accueil publique et critique à la hauteur vertigineuse de son éclaboussante modernité. Modernité d'autant plus forte qu'elle se plongeait aussi bien dans un classicisme noir éprouvé que dans une actualité esthétique poussée, traçant ainsi la voie à une intemporalité de légende.
Eclairage de publicitaire 80s qu'Adrian Lyne recyclera pour neuf semaines et demi, coupes permanentées ou peroxydées de rigueur, maquillages outranciers à l’avenant, cuirs et fourrures à gogo, musique de synthétiseur reprise par la postérité jusqu'à l'écoeurement moite des polars du samedi soir, dialogues d'un Léon que n'aurait pas rejeté un Sylvester de la grande époque, fumigènes et néons à outrance... les marques de l'époque ne se cachent en rien, sans que l'on sache trop d'ailleurs si le film lui-même n'est pas en partie responsable de ces caractéristiques esthétiques pour la décennie alors débutante.
C'est d'autant plus surprenant de voir que se passera avec Blade Runner ce que Kubrick échouait à faire dans ses films de Science-Fiction, même aidé par un Douglas Trumbull bien autrement inspiré ici, à savoir, la mise en scène d’une crédibilité futuriste, ce qui ridiculise l'immense majorité du genre...
Je ne sais pas si on a jamais aussi bien posé en quelques plans l'introduction d'un monde. C'est une des très rares fois (et là, au débotté, je ne trouve même pas un second exemple..) ou le cinéma profite du seul petit avantage qu'il puisse avoir sur la littérature, à savoir présenter un univers sans interrompre le récit. Et ça en devient d'ailleurs bouleversant que chaque plan du film puisse apporter aussi parfaitement sa pierre à l'histoire tout en rajoutant une couche à l'édifice extraordinaire du monde à peine ébauché par Philippe K. Dick et minutieusement présent ici et qui enfantera une descendance plus ou moins monstrueuse de films, livres, BDs, images, jeux vidéo, de rôles, etc... sans oublier les qualificatifs les plus divers crées ou renouvelés pour l'occasion : cyberpunk, néo-noir, rétro-futur et que sais-je encore...
Et pendant ce temps, une japonaise à la coiffure traditionnelle met des choses dans sa bouche.
C'est le troisième, et dernier, chef d'oeuvre de Ridley Scott en autant de films, et c'est peu de dire que l'opérateur qu'il est avant tout se fait plaisir. On a peut-être jamais vu des voitures volantes aussi criantes de vérité sous la pluie battante, des intérieurs obscurs uniquement dessinés par cette fascinante lumière artificielle extérieure, des décors à tomber par terre de vérité... c'est comme si l'amateur de bande dessinée avait régurgité quelques kilos de BDs futuristes 70s souvent maladroites pour en faire ressortir enfin tout le potentiel réel. C'est aussi la seule fois que des histoires prometteuses mais toujours un peu ratées de Philippe K. Dick sortira un grand récit.
Malentendu jusqu’au bout, Blade Runner a tout du film maudit, non pas d’ailleurs pour les hasardeuses chutes en bourses qui accompagnèrent, selon des rumeurs taquines, toutes les marques publicitaires présentent à l’image dans les années qui suivirent la sortie du film, mais surtout pour l’impact qu’il a pu avoir sur la carrière des principaux artisans de Blade Runner. Ridley Scott, donc, termine ici son début de parcours merveilleux pour se ridiculiser à jamais avec Legend et ne retrouvera plus jamais l’inspiration de ses débuts. Darryl Hannah et Joanna Cassidy n’ont pas vraiment confirmé sur grand écran en dehors des sirènes du show biz, Rutger Hauer marquera tellement par sa performance qu’il ne sera finalement plus que l’ombre de Roy Batty, Edward James Olmos reste encore prisonnier de son origami et de son délicieux argot interlope… et que dire du destin de Sean Young, inoubliable Rachael dont la cigarette n’affecte pas le test de Voight-Kampff, ratant peut-être avec Catwoman l’occasion de confirmer sa carrière et restera à jamais la plus humaine de toutes les androïdes. Comme d’habitude, seul Harrison passera entre les gouttes, dans une interprétation moins personnelle qu’à l’ordinaire, il apporte cependant au film sa présence incomparable, son torse inimitable et cette façon bien à lui de susurrer la fin de sa phrase, celle qui fait très mal, un tout petit peu plus tard, là-bas, derrière elle, au-delà de la focale.
La légende, souvent fautive, voudrait que la réhabilitation du film soit la conséquence de la sortie d’un director’s cut dix ans plus tard. Une grande partie du public, comme un seul mouton, répètera donc à outrance la bonne parole qui voudrait que seule la vision du réalisateur prime, stupidité sans nom que les dégénérés de la politique des auteurs ont bien assénée depuis les 50s sans tenir compte de la spécificité des conditions de production du cinéma et du fait qu’il existe en fait énormément de films dont l’auteur est un collectif, ou un producteur, ou un scénariste ou bien souvent aussi un interprète… il y a des « films de Cary Grant » comme il existe des « films de John Ford » ou des « films de Zanuck », voire des « films Warner »… Et donc, non, il ne suffit pas que ce brave Scott affirme une bêtise sur la nature du personnage principal pour que ça devienne immédiatement une vérité, et non, il ne suffit pas de mettre un rêve lourdingue de licorne au milieu pour donner à l’histoire la moindre profondeur particulière, tant le style ampoulé de cette scène dénote affreusement avec l’ensemble, à tel point que même les rushes de Shining rajoutés à la fin dans l’autre version piquent moins les yeux…
Au passage, je sais bien qu’il existe une grosse demi-douzaine de versions, mais si on ne s’arrête pas au menus détails, il n’y en a réellement que deux : celle de 82 et celle de 92 avec l'inutile secret de la licorne en prime.
Et finalement, puisque nous n’en sommes plus à une erreur près, et si c’était cette version en voix off imposé par la production contre l’avis du réalisateur et de l’acteur (en accord pour la seule fois du tournage) qui était réellement l’inspiration que l’on sait… Comme un joli rajout bogartien de dernière minute, histoire de rajouter une couche poisseuse de plus aux pérégrinations hypnotiques de cette outre à whisky plus fine que prévue, le faux con malté dans toute sa splendeur.