Blade Ruinneur
Denis Villeneuve est un metteur en scène qu'on apprécie. Sicario, Enemy, Premier Contact... la plupart de ses œuvres sont puissantes, et on sait le bonhomme capable de mettre une beauté plastique...
le 4 oct. 2017
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Texte publié originellement le 04/10/2017 sur Screenmania :
https://www.screenmania.fr/film-critique/blade-runner-2049-denis-villeneuve-2017
Au début de Blade Runner 2049, un détail très intéressant se dissimule dans les cartons textes introductifs : les réplicants ne sont plus tant des androïdes que des humains manufacturés – autrement dit, d’authentiques répliques. En miroir à la fois complémentaire et contradictoire, le film de Denis Villeneuve poursuit une quête et un sens différents de l’original de Ridley Scott. Repenser le “soi” des réplicants, c’est repenser Blade Runner, le monde de demain et ses moutons électriques, entreprise titanesque à laquelle se livre un Denis Villeneuve devenu démiurge et, tant qu’à faire, de nouveau auteur de l’un des plus beaux films de l’année.
L’univers de Blade Runner est un paradoxe temporel curieux : le présent est un futur sombre et pesant, mais finalement sclérosé par le passé. Dans le film néo-noir de Ridley Scott, tout le rétrofuturisme se distillait au travers d’une vision circulaire du temps et de ses maux, le futur ne devenant non plus un avenir éventuel, mais davantage une uchronie déréglée, un monde parallèle qui nous ressemble bien trop pour ne pas nous faire nous poser quelques interrogations. En d’autres termes, c’est presque un palindrome, comme Premier Contact de Denis Villeneuve, dont les temps rentraient également en collision. Blade Runner 2049 est le futur d’un futur qui ne se produira pas, faute de voitures volantes produites dans les deux prochaines années, et qui pourtant, sonne toujours autant comme une prophétie à retardement. Ce qui articule le cinéma de Villeneuve, finalement, c’est un scan de la société, en faisant un écho parfait au mentor Scott. Voilà, c’est un peu cela : Blade Runner 2049 n’est pas tant une suite qu’un écho, à l’écoute hypnotisante, perçu au loin, au travers de la brume de ce demain opaque comme jamais.
Dès son prologue, Denis Villeneuve joue la carte du miroir, pas tant celui nostalgique que davantage celui contradictoire : l’oeil omniscient, contemplant le monde, revient, cette fois-ci lisse et éthéré, baigné dans une lumière trop blanche pour être naturelle. N’est-ce pas l’oeil de David, l’androïde d’Alien: Covenant qui se complait en Dieu tout-puissant ? Ça n’est peut-être pas un hasard – évidemment que non – si le film de Ridley Scott et celui de Denis Villeneuve ont le même plan d’ouverture. Deux films qui dépassent la réflexion sur l’intelligence artificielle pour aborder celle de la création, le fantasme du nouvelle Genèse. Mais qu’est-ce que cet oeil peut bien observer ? Car, paradoxalement, dans l’immensité du futur de Blade Runner 2049, il n’y a, littéralement, plus rien à voir. Des étendues blanches irradiantes et informes des champs transgéniques aux murs géants de la ville enfumée, tout est soit cloisonné, soit défait de réelle profondeur de champ, toujours comme une sorte de miroir contraire au film original, dont l’atmosphère anxiogène était davantage verticale, comme le monde plombant sur les pauvres hères restés sur Terre, comme damnés.
En réalité, le vertical a pris une autre dimension dans Blade Runner 2049 : les colonies extérieures, vantées comme paradis retrouvé par la publicité des dirigeables du premier film, deviennent l’enjeu majeur. Le corporatiste prométhéen Eldon Tyrell a laissé place à Niander Wallace (Jared Leto), investissant la célèbre pyramide trônant au milieu de Los Angeles, soit un empire financier en remplaçant un autre, toujours ce temps qui se répète. Mais ses rêves sont nettement plus tournés vers les nouveaux mondes, façon titan gobant des systèmes entiers. L’expansion ne pouvant plus être horizontale ni verticale à échelle terrestre (à l’image de la ville de Los Angeles, plombée et tentaculaire dans ces deux directions), il faut bien qu’elle emprunte de nouvelles voies pour satisfaire cet appétit insatiable et proprement humain. Inéluctable, autant que la colonisation est synonyme d’esclavage, de besoin d’une main-d’œuvre façonnant l’utopie des autres, devenant ici le répliquant. Mais avant que Blade Runner 2049 soit une lutte des classes, ou une lutte des races, si tant est que le mot soit approprié, il est une quête de soi. C’est la quête de l’agent K (Ryan Gosling) face aux sens de manufacturé et né, comme c’est la quête de Joi (Ana de Armas), son amoureuse virtuelle façon Her de Spike Jonze, qui fantasme elle d’avoir un soi physique, une enveloppe, caractéristique qui place d’ores et déjà les répliquants comme une espèce quasiment privilégiée. Même pour Wallace (est-il un réplicant ?), c’est la quête d’un soi paternel, comme réponse à une frustration façon Victor Frankenstein, celle de l’impossibilité de créer, mais cette fois-ci pas tant la vie… mais ce qui crée la vie, une matrice.
Dans les horizons parcourus par l’agent K, Villeneuve s’emploie à développer son univers proprement infernal, tantôt wasteland madmaxien, tantôt vestiges d’une cité décadente de l’utopie américaine des années 50, témoin de la folie des hommes¹. C’est le cimetière des vieilles reliques, celles d’une société paraissant un peu trop belle pour avoir existé, et, forcément, c’est le repaire de Rick Deckard (Harrison Ford), blade runner rogue mais surtout usé. Au bout du monde, la vision nihiliste de Villeneuve rejoint celle de Ridley Scott : le mur sinistre qui coupe Los Angeles du reste du monde évoque celui de Sicario, cette décharge gargantuesque rappelle Cartel qui engloutit les victimes du système. Est-ce par ailleurs bien de la science-fiction, ou notre propre réel ? C’est là où le scénario, notamment signé par Hampton Fancher, auteur de la première adaptation des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? avant sa ré-écriture par David Peoples, prend une direction fascinante. Parce qu’on est au fond de l’Enfer, la fameuse quête de soi devient celle du messie, et donc, de l’espoir de jours meilleurs, du retour au Paradis perdu, thème traité avec un cynisme certain par Ridley Scott, et de manière plus bienveillante par l’auteur de Premier Contact.
Denis Villeneuve s’interroge par ailleurs sur ce fantasme de retour vers le paradis perdu qu’est la résurrection d’un film quasiment mythologique comme Blade Runner. La question est redoutablement d’actualité, quand la nostalgie semble être le refuge idéal pour échapper non seulement à la cruauté du monde, mais aussi à la tarification des idées originales. Lorsque le réalisateur convoque l’espace d’un instant un duplicata de bien-aimée Rachael, il dénonce sa fausseté (“elle avait les yeux verts”), car il n’est pas possible de recréer Blade Runner ; il n’est pas possible de dupliquer, pour le spectateur, le sentiment de première découverte de l’œuvre , il n’est pas possible, pour Deckard, de retrouver l’émotion de cette première rencontre avec Rachael dans le bureau crépusculaire de Tyrell. La nostalgie est un sentiment personnel, immatériel et intransmissible tel quel. Blade Runner 2049 n’est pas un hommage à Blade Runner, mais son deuil, nécessaire pour voguer vers de nouveaux horizons.
Le vrai miracle de Blade Runner 2049, c’est de ne pas être esclave (car être esclave, c’est “vivre dans la peur”, n’est-ce pas ?) d’un sentiment renvoyant constamment au monologue de l’androïde Roy Batty sous la pluie. Le film aussi, quelque part, avait besoin de sa quête du soi. Ce nouvel oeil du début, fraîchement ouvert, c’est peut-être finalement celui de Denis Villeneuve ou de Roger Deakins, en charge d’un regard inédit sur tout ce microcosme, cette société, ce système. Un nouveau monde aride, déstabilisant, parfois agressif, comme sa musique qui contredit avec intelligence des images planantes à la langueur tarkovskienne. Un nouveau monde où il est permis de rêver encore, peut-être de manière artificielle, mais qu’importe quand c’est sincère, intime et profond. Comme Rick Deckard et sa licorne. A moins qu’elle n’ait été confondue avec un petit cheval de bois.
¹ Cette cité abandonnée en plein âge d’or rappelle par ailleurs la ville sous-marine Rapture du jeu vidéo Bioshock. Étonnant croisement.
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le 4 oct. 2017
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