Orange mécanique, c'est le titre d'une oeuvre de science-fiction de Burgess et d'un film, fameux, de Kubrick. Mais c'est surtout une expression des ouvriers londoniens : "he's a queer as a clockwork orange", expression qui souligne la bizzarerie, l'étrangeté. Avec son Las Vegas sépulcral, vision de l'humanité déchue et son ciel orangé enrubanné de poussière, ambiance de fin du monde, avec ses machines plus humaines que les hommes eux-mêmes, mais qui se grippent, joujous d'hommes démiurges, je trouve que l'expression, dans ce film, prend tout son sens.


Je n'étais pas enchanté qu'on fasse une suite à ce que je considère comme un des chefs d'oeuvres indiscutable de la SF. C'est comme si on faisait une suite au prodigieux 2001... Ah pardon, c'est déjà fait, zut. Mais quand j'ai regardé l'année dernière l'excellent Premier Contact de Denis Villeneuve, et que j'ai vu qu'il serait au commande de ce second opus de Blade Runner, je me suis dit qu'il y avait peut-être une chance pour que cette suite sorte du lot des suites fades et sans âmes qui fleurissent à Hollywood, faute d'ambition et d'audace.


Et ce film est même l'exact inverse de ce que fait Hollywood depuis plusieurs années. Avec un budget colossal il prend le pari de la lenteur, de la complexité, et de l'audace formelle absolue en plus d'être d'une grande élégance. Rien n'est évident au premier abord dans ce film, exigeant, long, compliqué, parfois un peu trop et boursouflé.


Visuellement, le film est beau jusqu'à l'écoeurement, un véritable plaisir pour les yeux. Chaque décor chaque costume, chaque infime détail, chaque plan, chaque scène est travaillé comme un bijou d'orfèvre. Il y a un tel respect chez Denis Villeneuve de l'univers et du matériau d'origine qu'il lui donne une dimension sacrée. Le film est lent. Certes l'action ponctue quand il faut l'enquête policière qui se déroule, mais le réalisateur prend le temps. On a même des coupures entre les dialogues, des silences, des respirations, des choses qu'on n'entend plus dans l'Hollywood d'aujourd'hui. Le cinéma c'est du vacarme et de fureur. Ici, le silence ponctue ce chaos pour mieux le mettre en exergue quand il surgit. Car le film dans son action est violent, cru, dur, sans concession, par contraste avec son ton contemplatif.


Certaines scènes sont au-delà de la sidération visuelle : notamment celle de la rencontre avec Deckard, que l'on voit dans la bande-annonce, avec un Las Vegas vitrifié dans une teinte orangée apocalyptique. Autre scène esthétiquement au-delà des attentes, celle qui se passe dans l'immeuble de Wallace, impressionnant antagoniste aveugle et mystique interprété par Jared Leto. On y voit des murs dorés et brumeux d'où sortent des répliquants qui naissent et gisent au pied de leur maître, industriel richissime et mégalomane. Ca m'a fait penser au moment où le répliquant sort de son plastique pour naître et tombe à même le sol, au très beau film Under the Skin, dont l'esthétique était impressionnante également, quoique bien plus modeste. Les scènes en dehors de la ville sont également très fortes, lorsque l'on survol des champs qui ne sont en fait plus que des serres, nature entièrement dominée et mécanisée par l'homme. Il n'y a plus d'arbres, pas d'animaux. La terre est comme morte. L'artificialité et l'illusion sont à leur paroxysme, métaphore du cinéma s'il en est. Autre lieu très fort, sorti d'un imaginaire industriel, marron, oxydé, rouillé, une ancienne usine, froide, muette, silencieuse où le héros du film a un souvenir. Ce lieu, glacé, sans vie, acquiert sous la caméra une sorte d'âme, terriblement tourmentée et desespérée.


Le casting est formidable. J'adore toujours Robin Wright, qui joue une commissaire autoritaire mais humaine. Un des rares personnages humains à être véritablement humain (nous y reviendrons). J'ai frisonné au retour d'Harrison Ford, vieilli, cet acteur a toujours un charisme et une classe incomparables. Denis Villeneuve, de plus, n'exploite pas la nostalgie puisqu'il ne le fait apparaitre que dans un second temps, comme un lointain souvenir, décati, abîmé. Une machine à la mécanique grippée. J'ai apprécié également la perfomance de Carla Juri qui joue une sorte d'oracle à la Matrix, qui produit des souvenirs pour tous les répliquants et qui vit dans une bulle colorée et joyeuse mais coupée du reste du monde, moment émouvant où la nature ressurgie subitement en n'étant qu'un souvenir. Une très belle scène, une sorte de pause onirique au milieu d'une froideur étouffante.


Le film retrace, comme le premier opus, la monotonie. K, un blade runner, un répliquant, parfait et docile, est un flic chargé de tuer d'anciens répliquants qui le sont moins. Une machine qui tue des machines, au service de l'homme. Ces esclaves vivent dans des villes, parqués. Ils sont détestés des humains, on les traite de "peau de robot". La société est scindée. On a même des marchands d'esclaves. Cette tension annonce une thématique politique sous-jacente sur les rapports sociaux et le capitalisme, sans en faire trop. L'ambiance du premier opus demeure. K a une petite amie, Joy, mais elle n'est qu'un artefact, une conscience presque humaine mais sans réalité physique, intelligence artificielle que tout à chacun peut s'offrir pour combler le vide, mais dont il est amoureux, vendu par la corporation Wallace, qui a racheté Tyrell, le fabriquant de répliquants dans Blade Runner premier du nom. Mais même cette demi-vie a déjà une profonde conscience d'elle-même. Elle cherche à s'émanciper, à devenir libre et à vivre son amour.


K va découvrir, au travers de la traque des anciens répliquants, son identité, ou se découvrir du moins une identité, devenant ainsi de moins en moins conforme à ses missions initiales (un robot, qui ressemble au Hal de 2001 est chargé de veiller à sa docilité). Il souffre, il a peur, il sort de son rôle de machine. On ne s'identifie à aucun humain mais à toutes ces êtres artificiels, même les hologrammes, mêmes les plus tenues. Ryan Gosling incarne parfaitement le rôle, aussi taiseux que dans Drive mais laisse de plus en plus ses sentiments s'exprimer jusqu'à exploser par moments. K se cherche une famille, une filiation, comme Denis Villeneuve se cherche une filiation dans les pas de Ridley Scott. L'identité, la famille, thèmes chers au réalisateur, occupent ici une place centrale et c'est évidemment paradoxal puisque la plupart des protagonistes sont des machines ou des êtres artificiels.


On trouve des plans qui font des parrallèles entre les deux films, on retrouve le commissaire Gaff du premier épisode (Edward James Olmos), vieilli, dans une maison de retraite, qui fait des origami, Deckard bien entendu.


Et même Rachel (répliquée dans le film par Wallace et qui apparait en CGI, impressionnante de réalisme mais troublante, aussi troublante que puisse l'être justement la différence entre un vrai être humain et un répliquant, ce qui est une mise en abîme de la thématique centrale du film). La scène finale fait évidemment écho à celle du monologue de Rutger Hauer, même musique (j'ai frisonné tellement c'était beau), même apaisement final, l'aboutissement de la quête de tous les personnages, climax.


L'identité donc un thème central au même titre que la religion. K se cherche un père, une mère, une famille comme le petit garçon dans A.I. de Spielberg. Les machines deviennent humaines. On peut penser au traitement de la machine dans Terminator ou Matrix, où les machines finissent par devenir supérieures aux hommes eux-mêmes. La religion, elle, infuse. Wallace est un dieu démiurge qui donne naissance à une armée de répliquants entièrement à son service mais pour combien de temps ? La filiation est le thème principal du film, alors que le premier opus s'intéressait à la mort et comment la repousser, ici on se penche sur les origines, et comment y revenir.


Rachel, elle a eu un enfant, vierge Marie mécanique, qui, se faisant, devient un être vivant puisque capable de se reproduire, une espèce autonome à part entière. Comme l'explique un des vieux répliquants qui a vu cet accouchement, c'est un miracle. On pense alors que cet enfant, béni d'une destinée peu commune est une sorte de messie, comme l'enfant dans Les Fils de L'Homme de Alfonso Cuaron.


L'homme est amené à être dépassé par cet état de fait. La machine qu'il a enfanté va le dépasser comme l'homme a dépassé Dieu, en créant de lui-même la vie. Wallace est aveugle. Sa vie ne dépend plus que de machines qui sont ses yeux. Il est déjà confronté à sa propre dégérérence. Autrefois les répliquants avaient une durée de vie limitée, dans le premier opus. A présent, c'est l'homme qui est en sursis. Il ne lui reste que les vastes ruines du monde à contempler, usines rouillées, statues rongées par le sable, mer qui balaie des côtes déchirées ; voilà ce qu'il reste de son monde. Le film à cet égard est un cantique mécanique, éloge des androides.


Denis Villeneuve marche sur les pas de Ridley Scott avec un respect profond. L'ambiance est là, servie par une bande originale plus noire et sombre que celle de Vangélis mais excellente selon moi. Le film est une sorte de réplique du premier, qui tourne autour des mêmes obsessions, qui pose toujours des questions sans y répondre mais avec un style différent. Par exemple on voit des enfants chose totalement absente dans le premier mais ici primordiale. La licorne du premier film s'est transformée en cheval. Moins d'onirisme, plus de rudesse.


Sans dépasser le premier film, ce nouvel opus s'accapare ses thématiques, en les explorant davantage grâce à sa très grande densité et sa longueur. Parfois le film s'enlise, patine un peu, comme ces hologrammes d'Elvis Presley qui grésillent dans un Las Vegas abandonné. C'est parfois froid et lisse au détriment de l'émotion, mais le film présente néanmoins de très bons moments. Les scènes d'actions sont bonnes car rares mais je ne les ai pas tellement retenu (sauf le final, au bord de l'océan) car ce qui marque c'est la beauté plastique du film. Une des plus belles photographies de ces dernières années.


On le sait quand on voit un grand film. Le lendemain il vous hante encore, et c'est le cas pour moi, à l'heure où j'écris cette critique.


C'est finalement l'histoire d'une intelligence artificielle qui dépasse celle de son propre créateur, autonome jusqu'à se reproduire, et de fait devenue vivante, aussi paradoxale que ce puisse être. Une machine devenue humaine et même plus qu'humaine, more human than human. Et tout ça dans cet écrin artificiel, gris et orange, d'ombre et de poussière, mécanique étrange et robotique, irréelle et futuriste, sale et terrifiante, apocalyptique, une sorte de fin du monde, stipulée par les cornes de brume synthétiques de Hans Zimmer qui résonnent dans l'obscurité.

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le 4 oct. 2017

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Tom_Ab

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