Larme noire et blanche neige.
Dans la série de films célébrant les pouvoirs et les beautés du cinéma muet d'antan, après les - pour ma part - très réussis The Artist et Tabou, l'Espagne propose avec Blancanieves une relecture du cinéma muet en même temps qu'une relecture d'un (ou plusieurs) contes bien connus. Double mouvement donc, inscrit dans une double tendance : le revival muet d'une part, la mode des adaptations de Blanche Neige (après les piteuses tentatives américaines des de dernières années).
Je dois avouer que le film m'intéressait énormément, et que la première partie m'a plutôt déçu. La photo est superbe, extrêmement léchée, et le film triche moins que The Artist (et évidemment que Tabou) avec le parti pris du cinéma muet. Le silence est absolu, on ne voit qu'une suite d'images, au format 1:33, avec des intertitres, des plans sur des journaux (non traduits, pas très pratique pour qui ne parle pas espagnol), le tout porté par une partition ma foi assez incroyable d'Alfonso Villalonga. La musique passe d'un classicisme post-romantique typique du cinéma muet à des éléments un peu plus folkloriques avec une grande aisance, évoque volontiers un grand nom comme Manuel de Falla, joue sur tous les tableaux possibles de la musique de film des années 1920 : underscoring, mickeymousing... Petite surprise, le film se fait "parlant" ou plutôt "chantant" par la musique et le disque de flamenco qu'écoute la petite fille en souvenir de sa mère. Des effets que l'on pouvait trouver dans la fin du cinéma muet ou dans les films muets post-cinéma parlant (chez Chaplin par exemple).
Du coup, la reconstitution paraît très appliquée, presque scolaire pendant un bon bout de temps : jeu délibérément outré et expressionniste, et tous les moyens possibles et imaginables de l'époque. Le film se présente presque comme si on l'avait déterré, en copie neuve, d'une obscure cinémathèque. Or, l'installation de l'intrigue est assez longue. Certaines séquences sont merveilleuses, comme l'ouverture du film, la description de la cruauté de la marâtre ou des effets de montage absolument remarquables (séquence de flamenco), mais au milieu de ça, on a l'impression d'assister à un banal film muet comme ils'en faisait tant en 1925.
Et puis le film décolle. Après quelques mésaventures particulièrement cruelles et scabreuses - on pense souvent à Buñuel - Carmencita grandit et devient tout simplement magnifique, androgyne et femme. Elle survit à un nouvel outrage mais perd temporairement la mémoire, et c'est comme si le film, dès lors, perdait sa propre mémoire, celle de son projet de reconstitution aveugle et soignée. Les sentiments affleurent, des vrais personnages, profonds, émergent. Et, paradoxalement, le conte se fait plus présent et évident.
Ainsi Carmencita devient Blancanieves "comme dans le conte", décrètent les nains. Délicieux glissement sémantique d'une adaptation vers une mise en abyme de l'adaptation. Surtout, Blancanieves, à présent ignorant son passé et surtout qui était son père, devient une étoile de la tauromachie.
De la tauromachie je voudrais dire quelques mots. Le conte est transposé dans l'Espagne de la fin des années 1920, la tauromachie est donc forcément un élément de sociabilité incontournable. Mais la représenter au cinéma pouvait poser problème aujourd'hui. A titre personnel je trouve cette pratique exécrable et barbare - or, dans le film, elle en sort grandie, humaine et respectueuse. L'animal est montré comme un égal de son adversaire humain, il est craint et surtout respecté. Dans un premier temps il vainc l'homme. Une vachette vaincra le nain, sous les rires du public amusé, mais Blancanieves, ayant vaincu la bête, l'épargnera au terme d'un duel d'une force émotionnelle rare. C'est là encore le montage du film qu'il faut saluer, entre moments de bravoure épileptiques qui évoquent l'école soviétique et inserts subliminaux qui agissent comme des flashes de la mémoire ou de l'inconscient, fournissant alors une courte mais passionnante réflexion sur l'image et ses régimes (persistance rétinienne, etc.), qui, on le sait, fut prégnante dans les années 1920 au sein des avant-garde et des mouvements dada ou surréalistes.
Autre réussite du film, et probablement sa plus grande, son formidable crescendo tragique final, où la cruauté du conte envahit la réalité et contamine l'innocente mise en abîme; Blancanieves redevient Blanche Neige dès lors qu'elle est démasquée par la marâtre. Recouvrant identité et mémoire, la mise en abîme ne tient plus et la logique du conte se déchaîne. Ironiquement, Encarna, la marâtre, désigne un des nains qu'elle croise par le sobriquet de Petit Poucet. Mais à l'issue fatale de leur rencontre, c'est à un autre conte que l'on pensera, celui de la Belle au bois dormant. L'épilogue de Blancanieves déjoue toutes les attentes traditionnelles du spectateur et tord le cou à la résolution heureuse du conte, en lui substituant une visions profondément déchirante d'un amour impossible, à jamais perdu, et souillé par la violence de la nécrophilie. Dans son cercueil de plexiglas, au fin fond du cirque miteux des Freaks de Tod Browning, le nain amoureux qui toujours respecta sa princesse s'endort, près de celle qui jamais ne se réveillera.Et l'ultime image du film, absolument sublime, nous laisse sur un spleen d'un romantisme désespéré et définitif.