difficile de critiquer Blanche Neige.


C'est LE premier long-métrage de dessin animé Disney, et on peut dire qu'il est plutôt réussi, pour un essuyage de plâtres !

On peut aussi lui trouver des tas de défauts, mais là, parlons conte :


L'équipe Disney a utilisé celui des frères Grimm ( écrit vers 1810, Allemagne sous Jérôme Bonaparte ), assez fidèlement, sauf :


1 - Le prince rencontre brièvement Blanche-Neige (séquence un peu maladroite, elle semble être près de chez elle, puisqu'elle puise de l'eau, et qu'il y avait toujours un puits dans la cour des châteaux, ou les jardins ), on ne sait pas d'où sort le prince ni où il va. C'est juste l'occasion d'entendre la chanson Some Day My Prince Will Come, et SURTOUT d'éviter, plus tard dans le film, la situation gênante d'un prince passant par hasard qui récupère le cercueil d'une belle morte inconnue et l'épouse après l'avoir éveillée accidentellement : ils se connaissent, ouf ! la morale est ( un peu ) sauve.


On voit que Disney a toujours cherché, dès ce premier long-métrage, à éviter les points moralement problématiques des histoires qu'il adaptait. Mais en fonction de l'éthique de son époque ( et de son public ), bien sûr.

- pour ceux que ça intrigue, cet effort se lit encore mieux dans la belle Au Bois Dormant:

https://www.senscritique.com/film/la_belle_au_bois_dormant/critique/290793279

2 - La fin aussi est modifiée : les nains et les animaux poursuivent la méchante reine, qui tombe dans un ravin, fin à la fois dynamique et pratique pour éviter la cruauté du conte : La reine venait bêtement au mariage de Blanche Neige et du prince, et y était condamnée à danser avec des chaussures de fer chauffées au rouge jusqu'à en mourir. Scène évidemment impossible dans un film pour enfants.

Adaptation assez fidèle, donc.

Mais les Grimm admettent s'être inspirés de récits antérieurs, et il y a beaucoup de débats : certains y voient une transposition d'une anecdote arrivée à une jeune fille réelle ( et se disputent sur plusieurs candidates ! ), d'autres signalent que le conte ressemble (partiellement) à beaucoup de légendes orales bien plus anciennes, venant de nombreux pays.

La filiation des légendes mondiales et les relations qu'elles entretiennent entre elles est un sujet passionnant MAIS IMMENSE, pas le lieu pour aborder ça en détail ici.


Voyons juste quelques éléments intéressants et sans doute très anciens de Blanche Neige :


- La marâtre.

Jusqu'au 19e siècle au moins ( et en fait toujours maintenant dans certaines parties du monde ), les mères mourant souvent à l'accouchement, les hommes se mariaient plusieurs fois pour continuer à avoir des enfants.

Les enfants nés de la première épouse se retrouvaient sous l'autorité pas toujours bienveillante de la nouvelle ( et souvent le père se mêlait assez peu de leur quotidien ). On peut estimer que la présence de nombreuses figures de marâtres malveillantes dans les contes provient de cet état de fait.


Mais on peut aussi remarquer que les éléments des légendes orales anciennes reposent plus sur des symboles profonds que sur du factuel.

Dans cette optique, la marâtre fonctionne comme une atténuation-rationnalisation de la figure de la mauvaise mère, la mère malveillante envers ses propres enfants.


A un moment, dans le passage à l'écrit "moderne" de ces légendes, on a pu remplacer cette figure trop choquante par celle de la marâtre, plus commode, plus "morale" ( d'un certain sens, la marâtre suit une certaine "morale" logique, assez compréhensible pour le public de l'époque, en privilégiant ses vrais enfants ), et surtout moins déroutante, moins irrationnelle et moins terrifiante que la mère qui fait du mal à ses enfants.


Si on examine Blanche Neige ainsi, on obtient :

- une mère qui ne supporte pas que sa fille, à l'approche de la puberté, la surpasse en séduction et devienne sa rivale, poussant "mécaniquement" la mère vers la vieillesse et la mort.

L'absence quasi totale de rôle du père dans le conte renforce l'impression qu'il s'agit d'une histoire Mère-Fille.

Et le fait que la fille échappe définitivement aux attaques de la reine en se mettant en couple ( mariage final ) avec un homme, et que ce mariage provoque la mort de la reine, fait bien penser à une histoire de fille "éliminant" sa mère en accédant à la sexualité adulte.


Si on examine les deux reines (qui n'en étaient peut-être qu'une) en se souvenant que dans les contes, le Roi est une représentation du Père, et la Reine de la Mère, on remarque que le conte s'ouvre sur la reine se piquant au bord de sa fenêtre ouverte, faisant tomber une goute de son sang dans la neige, et prononçant un vœu:

"Je voudrais avoir une fille à la peau blanche comme la neige, aux lèvres rouges comme ce sang, aux cheveux noirs comme l'ébène" ( le bois de la fenêtre ).

Dans cette version les cheveux sont noirs, dans d'autres ( des Grimm eux-même ! ) ils sont blonds, et la neige est rarement là dans les légendes qui ressemblent à ce conte ; le motif célèbre blanc-rouge-noir de blanche Neige, qui a beaucoup marqué notre imaginaire, ne semble pas fondamental.


Plus important :


Ce qui me frappe, c'est l'acte magique.

Elle offre son sang au monde ( par la fenêtre ouverte ), et en nommant 3 éléments, demande un enfant...qui va arriver, conforme à la description. L'acte magique est donc performant et efficace, cette reine est une magicienne.

On remarque qu'il ne s'agit pas d'une prière : elle n'a invoqué personne, ni dieu ni divinité.

Les folklores du monde regorgent de parents ( solitaires ) qui font magiquement un enfant en assemblant des éléments naturels et lui insufflent la vie, par le souffle, ou l'étincelle - ici c'est le sang.


Une version profondément archaïque a pu être ( sans certitude ):

Une femme sans enfant assemble magiquement une fille faite de plusieurs éléments naturels, et lui donne vie en offrant une goutte de son sang.

Mais, lorsque, à l'approche de la puberté, sa fille devient une rivale potentielle, elle ne peut le supporter.

- Le miroir qui dit qui est la plus belle, et montre les concurrentes, est assez clairement lié à la séduction. Et plusieurs autres détails - les lacets du corset, le peigne, la pomme - renvoient de façon misogyne à la vanité supposée des femmes : La jeune fille succombe à chaque fois à la tentation de séduire ( la pomme croquée signifie, en contexte chrétien, la séduction sexuelle ). Ces éléments varient dans les versions orales, suivant les contextes culturels, mais gardent presque toujours ce sens global;


- La forêt est le monde non-humain, le WILD par excellence. On en a, de nos jours, une vision très adoucie, mais avant l'ère moderne, les humains ( au moins occidentaux ) vivaient dans des espaces naturellement "glabres" comme les côtes, ou défrichés, et regardaient la forêt comme un espace hostile redoutable, domaine des animaux, des esprits, des créatures magiques.

Que Blanche Neige s'y enfonce et s'y perde signifie qu'elle sort du monde humain, et s'enfonce dans celui des animaux et des créatures magiques ( les nains ).


Pour cela, un serviteur de la reine l'a échangée contre un marcassin sacrifié à sa place et dont il ramène le cœur ( et surtout le foie, cannibalisme rituel et absorption des qualités du vaincu ) à la magicienne pour qu'elle le dévore en croyant manger l'enfant ( sa future rivale ) : c'est un échange symbolique de rééquilibrage, l'enfant entre dans le monde non-humain, et en échange on prélève un animal qui devient son équivalent, son jumeau animal, sa contrepartie. Une équivalence est signifiée par l'échange enfant/marcassin : Blanche Neige = truie ( pas forcément dans le sens injurieux actuel ).


On remarque au passage la dévoration, qui rapproche la mère de certaines figures d'ogresses dans des légendes semblables.


Blanche-Neige va vivre un moment et grandir ( devenir adulte, épousable, atteindre l'étape de la sexualité ) dans ce no-man's land: on peut comparer cette mise à l'écart avec le sommeil magique de la belle au bois dormant. Toutes deux menacées d'élimination par une magicienne, toutes deux magiquement mises à l'abri jusqu'au mariage, sauf que cet abri n'est pas parfait pour Blanche Neige.


- les nains sont des créatures magiques, habitants du monde non-humain. Dans d'autres versions orales ce sont des animaux, ou des dragons, qui recueillent et protègent l'enfant. Jamais des humains.

ils ont la capacité de tenir la magicienne en échec - sauf si l'enfant lui ouvre le chemin, ce qu'elle fait parce qu'elle cède à la tentation. Les créatures protectrices lui défendent de sortir et d'avoir le moindre contact humain, mais elle désobéit plusieurs fois ( le nombre de transgressions dépend des chiffres rituels des traditions dans le contexte culturel de la version ) et permet ainsi à chaque fois à la magicienne déguisée de l'atteindre et de la presque-tuer. Ce sont les créatures protectrices ( ici, les nains ) qui la guérissent...jusqu'à la fois de trop.


Ce motif de l'action répétée un nombre rituel de fois, et qui devient fatale quand l'itération symbolique est atteinte, est un classique des légendes mondiales.


( le fait que, dans cette version, la fillette accomplit des tâches domestiques en échange de l'asile, ne se retrouve pas toujours, mais peut avoir un sens soit transactionnel - il serait immoral qu'il n'y ait pas de contrepartie rééquilibrante - soit civilisationnel : elle prodigue des pratiques humaines à des non-humains ).


Cette cohabitation est rarement, dans les légendes, décrite comme un mariage humaine-non humains. Cet aspect "petite femme des nains" est surtout du à l'adaptation disneyenne du conte, et ne semble pas constitutif du mythe.


On voit que plusieurs éléments renvoient au thème apparence féminine > séduction > sexualité = danger mortel, comme s'il s'agissait d'un avertissement; mais ici, la rencontre avec l'homme et l'union ( = accomplissement de la sexualité ), ne semble pas directement la cause du danger.

La menace vient très nettement de la marâtre ( ou de la mère malveillante ), le mythe semble donc bien parler du conflit de pouvoir-séduction entre mère et fille - ou, au moins, entre femme adulte sur le point de perdre son pouvoir de séduction, et jeune fille parvenant à la puberté.

Un détail troublant, déjà présent dans le conte des Grimm, et très accentué par Disney, est que la Reine obsédée par sa beauté ( et craignant visiblement de la perdre en vieillissant ) se change en vieille femme laide pour nuire à blanche Neige !


On peut supposer que la magicienne a le pouvoir de retrouver sa beauté ensuite, mais ce n'est ni dit, ni montré, et dans le film, dès qu'elle se change en vieille sorcière, on ne la voit plus jamais autrement, ce qui est sacrément paradoxal !


...comme si, entraînée par cette vague de haine qui la submerge, elle avait précipité la perte de cette jeunesse et de cette beauté si importante pour elle...

moranc
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste La maman sacrifiée

Créée

le 20 oct. 2023

Critique lue 204 fois

12 j'aime

106 commentaires

moranc

Écrit par

Critique lue 204 fois

12
106

D'autres avis sur Blanche-Neige et les Sept Nains

Blanche-Neige et les Sept Nains
Docteur_Jivago
7

Magie éternelle

Si j'adhère totalement, et ce enfant ou non, à l'animation japonaise ou Pixar, je dois reconnaître mon inculture totale en ce qui concerne Disney excepté Fantasia, petite pépite découverte il n'y a...

le 23 déc. 2015

72 j'aime

26

Blanche-Neige et les Sept Nains
Gand-Alf
8

How to make a princess.

Vous allez penser que je suis fou, inconscient, que je n'ai rien d'autre à faire ou que je suis tout simplement con. Et vous aurez probablement raison. Toujours est-il que par une nuit noire et...

le 27 févr. 2015

57 j'aime

16

Blanche-Neige et les Sept Nains
Rawi
9

une enfant de 80 ans

Je vais parler ici de ma première expérience de cinéma. Le premier film que j'ai vu en salle. Je dois avoir 5 ans et il pleut. Je suis en compagnie de ma marraine (si vous me redemandez ailleurs si...

Par

le 20 nov. 2017

42 j'aime

10

Du même critique

Portrait de la jeune fille en feu
moranc
8

je n'aime pas la jeune fille en feu

( d'abord évacuer vite les détails de réalisation qui m'ont choqué : la barque. Quand on tombe à l'eau en mer avec ce genre de robe, les chances de s'en sortir sans aide sont faibles, tellement le...

le 9 mars 2024

20 j'aime

13

Le Roi et l'Oiseau
moranc
8

un individu louche

On est en janvier 1988. Un homme se lève et demande : "Monsieur Grimault, toutes ces bobines qui dorment sur vos étagères, tous ces dessins animés... pourquoi ne pas nous les montrer tous ?" Dans la...

le 7 août 2023

18 j'aime

70

Anatomie d'une chute
moranc
9

cerise

je déteste les films de procès. ça me saoule; ça n'évoque rien de tentant; l'idée qu'il y a un public pour ça me sidère. mais quel film ! au bout de 2h devant un film, mes paupières se font...

le 19 sept. 2023

16 j'aime

3