Figure de proue de la modernité cinématographique depuis ses débuts dans les années 2000, le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul a développé au fil des ses films une œuvre invoquant les figures tutélaires des maîtres du temps et de la durée qu'étaient Tarkovski, Antonioni, ou encore Dreyer. S'inscrivant dans leur lignée sans pour autant renoncer à sa singulière conception du cinéma et du réel, Weerasethakul a cela d'atypique qu'il semble mu par un désir aussi spirituel que cinégénique, qui serait de réconcilier le céleste et le terrestre, abolir à travers sa caméra l'hétérogénéité du monde.
Cinéaste du franchissement de frontières entre les différentes modalités du réel, Weerasethakul parvient ici à installer un univers diégétique fondé sur le contraste et la symbiose, en l'espèce la ville et la nature, télescopage lui permettant d'aller y déceler une certaine idée du mouvement, d'un flux vital traversant les êtres et les territoires, de la transformation des choses propre à réinventer une harmonie du monde.


De prime abord, il pourrait apparaître au spectateur de Blissfully Yours que la ville y soit peinte comme l'espace du mal-être et de la décrépitude. Le film s'ouvre ainsi sur une scène d'hôpital, enfermant entre des murs aux couleurs ternes des personnages cherchant à guérir un des leurs auprès du médecin. Sur ce territoire, la Nature n'a pas de prise, son existence rappelée seulement par le vert maladif encerclant de toutes parts les êtres. La notion de confinement et de compartimentage sont donc les motifs privilégiés par le réalisateur dans le premier tiers du film, le cadre y étant systématiquement découpé par des lignes de division, les personnages par des vitres, le réel par des écrans (fenêtres, moniteurs télévisés montrant des images aquatiques). Le traitement sonore participe également à ce sentiment d'enfermement et d'exclusion de la Nature dans l'espace urbain, les seuls sons qui nous parviennent sont ceux produits et émis par la ville elle-même : circulation routière, postes radios, ronronnement continu des machines d'air conditionné...
De plus, les rapports humains semblent eux aussi contaminés par cette logique de dissolution du fait naturel, et ce au profit de l'environnement a priori aliénant et rationnalisé des villes. Ainsi, le médecin offre son diagnostic à son patient, mais ne peut lui accorder qu'un temps préalablement imparti et auquel il ne peut déroger ; il en va de même pour les employés des ateliers de manufacture, qui doivent produire un nombre défini de petites figurines, leur journée de travail ne finissant qu'une fois que cet objectif est atteint.
La sensation d'étouffement est aussi diffus qu'il est omniprésent, la fixité des plans contribuant à créer ce sentiment palpable et anxiogène d'absence de liberté d'action des personnages, subissant les événements et leur environnement, comme si la ville vampirisait toute leur énergie de vivre.


Par opposition, la deuxième partie du film, située dans la nature, apporte tant aux personnages qu'au spectateur une véritable bouffée d'air frais, et offre aux sens un espace plus propice à la redécouverte de soi. En effet, ce territoire qu'investissent Rong et Min à valeur de retour à leur identité réelle, délestée de leur prérogatives sociales, professionnelles, morales, appartenant eux à la ville. Les corps se libèrent, les vêtements sont laissés à terre pour que les êtres fassent corps avec l'environnement naturel, tout comme la caméra de Weerasethakul, qui devient mobile, alerte, attentive aux éléments de la Nature.
Alors que l'urbain cloisonnait le regard, l'espace végétal quant à lui ouvre les plans à des espaces ouverts, au ciel immense, à la forêt fourmillante de vie, aux bruits propres à la faune et à la flore, au plaisir gustatif, à l'appétit sexuel. La frontière entre ces deux territoires n'est pas tant spatiale qu'elle n'est sensorielle. Plus rien ne fait écran entre les personnages et le réel, qui opèrent ainsi leur mue vers des corps nouveaux, transfigurés. Une des plus belles idées de cinéma du film ne dit pas autre chose : en faisant surgir le générique passé le premier tiers du film, Weerasethakul annonce par la même le moment où la vie reprend enfin ses droits.
Toutefois, tous les personnages ne sont pas égaux face à la Nature, territoire spatial qu'il n'est mental. Ainsi, à mesure que Min s'enfonce dans la forêt, sa vie intérieure s'ouvre au spectateur, ses pensées nous parvenant à travers une voix-off ou par ses dessins qui s'inscrivent à l'écran en surimpression. En s'abandonnant totalement à elle, la Nature offre à Min la pleine jouissance de son humanité, d'une symbiose réellement possible avec son environnement. Il en va tout autrement pour le personnage d'Orn, femme entre deux âges qui a subi la perte d'un enfant et qui apparaît,, dès le début du film, comme pleine de doutes et d'angoisses. Son expérience du monde végétal, du fait de son rapport semble-t-il conflictuel avec sa réalité et avec le Présent, est beaucoup plus méfiant, l'hostilité du réel s'étendant pour elle au-delà des limites confinés de la ville. Sa traversée de la forêt sera ainsi jonchée de détritus, de bâches en plastique, de bruits lointains de scies électriques, une atmosphère lourde et toxique qui l'obligera à mettre un masque de protection... Tout participe à ce qu'elle se sente exclue par la Nature même, percevant les fourmis qui envahissent la nappe de pique-nique comme une véritable attaque de la forêt. En conservant sa posture de défiance face au monde, la Nature lui refuse l'accès à une plénitude spirituelle.


Une lecture dichotomique aussi rigide de l'espace serait cependant incomplète, et pourrait même générer un contre-sens quant au propos de Weerasethakul, pour qui une vision compartimentée du monde ne vaut que pour réunir in fine en un Tout homogène les différentes formes du réel. De fait, le mouvement opéré par le film n'est pas tant fait de ruptures et de blocs imperméables les uns aux autres, mais au contraire trace un sillon commun dans lequel l'espace urbain et le monde végétal sont constitutifs d'un ensemble plus vaste, où les frontières sont des plus poreuses, et traversées indifféremment par la Vie.
De fait, ici, le flux vital passe par le déplacement et le travelling. La voiture joue ainsi un rôle crucial dans la réappropriation active du monde par les personnages, moyen de locomotion leur permettant de traverser l'espace et de passer d'un territoire à un autre. Aussi, il n'est pas anodin de remarquer que l'entrée dans la voiture de Min et Orn est ponctué d'un lent zoom avant, annonçant le mouvement tant spatial que spirituel des personnages. Dès lors qu'ils se retrouvent maîtres de leurs mouvements, la Nature investit progressivement le cadre, apparaissant dans l'arrière-plan, par de la végétation urbaine, au travers d'une fenêtre, pour ensuite l'envahir complètement une fois la voiture arrivée sur la route. Chaque passage d'un territoire à un autre est par ailleurs marquée par une porte, qu'elle soit physique (dans la ville) ou symbolique (l'entrée dans la forêt de Rong et Min, entre ombre et lumière), le champ s'ouvrant à mesure de plus en plus à l'organique.
Mais c'est également dans l'immobilité des plans fixes de l'hôpital que Weerasethakul fait surgir le mouvement, en utilisant les bords de cadre et le hors-champ pour inscrire l'action dans le monde ouvert, notamment avec le surgissement de l'aide-soignante dans le cadre ou en s'attardant sur des personnages qui ne réapparaitront pas dans la suite du film. Le cadre est ainsi pensé comme un territoire quelconque, que les personnages sont libres d'habiter ou de quitter, et c'est tout d'abord en s'affranchissant de lui que la Vie, qui lui pré-existe, entame sa marche en avant.


La formule de Lavoisier "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" peut parfaitement s'appliquer au geste esthétique de Weerasethakul, qui par le mouvement, substitue les bruits de la circulation par les bruits de la forêt, les discours formels et informatifs entre personnages par des conversations informels entre amants et des monologues intérieurs, les lumières artificiels par la lumière du jour, le vide par du plein, la survivance en milieu urbain par la vie intérieure et spirituelle, la maladie et la mort par l'éveil sexuel, sensoriel et affectif des êtres.


Au monde en perpétuelle mutation, Weerasethakul oppose ainsi la permanence du Vivant.

Garrincha
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le 21 janv. 2015

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