Ce qui est frappant au visionnage de Blissfully Yours, c’est le fait qu’il soit sorti, il y a seulement douze ans. Qu’un tel film soit aussi récent relève du miracle. Weerasethakul semble être le seul cinéaste en activité à s’attacher à l’image poétique. Cette image n’a pas de passé propre mais trouve sa résonance dans l’imagination du spectateur.

Le moyen de mise en scène qui permet à cette image poétique de prendre racine est le plan séquence dans Blissfully Yours. C’est le film contemplatif par excellence, genre caractérisé par le long étirement des scènes. Il y a souvent une tendance dans le cinéma contemplatif à laisser le film se regarder filmer (autrement dit à filmer le vide), il en est autrement ici puisque le plan séquence a, au-delà de travailler l’image poétique, une signification particulière.

Le film est constitué de deux parties dont un prologue d’une quarantaine de minutes qui amorce l’histoire : les personnages sont dans la ville/l’agora ; Min est malade et Roong, sa fiancée, travaille à l’usine. Par manque de temps, elle demande à Orn de s’occuper de Min. Ce dernier a la particularité de peler, Orn à juste titre, lui dit « On dirait un serpent qui mue ». Cette mue a un sens : Min n’a pas trouvé sa place dans le cosmos, il est clandestin. Ainsi, le médecin refusera de lui faire un certificat médical, il s’est fait renvoyer de l’usine et n’a pas de travail. Son seul repère est Roong qui travaille de façon à subvenir à ses besoins et à ceux de Min. Elle aussi n’a pas trouvé sa place, elle se heurte à son employeur qui ne veut pas la laisser partir alors qu’elle est malade et ne s’entend pas avec Orn. Le couple va alors décider de partir faire une promenade en forêt. Le départ des personnages coïncide avec la fin du prologue : le générique est alors lancé, comme si la mue de Min tendait vers une nouvelle existence et comme si Weerasethakul disait que Blissfully Yours pouvait enfin commencer. C’est un détail amusant qui permet au réalisateur thaïlandais d’accentuer le rapport entre les deux parties du film et d’in fine marquer son propos : au-delà de l’existence filmique des corps dans la première partie, il y avait quelque chose de désordonné qui subsistait.

La promenade va rétablir la plénitude en faisant intervenir la Nature, en tant que personnage principal. Là où le plan séquence permettait la mélancolie, le sentiment d’un bonheur fuyant dans le prologue, il va se concentrer alors sur les corps des personnages et la façon dont ils vont s’incruster au sein de cette forêt. C’est dans cette deuxième partie que Blissfully Yours subjugue : jamais un lieu de cinéma n’aura paru aussi cinégénique ! Min et Roong vont retrouver leur place au sein du cosmos : ils se baignent, marchent, font l’amour et se fondent dans la nature (la dernière scène du film montre Roong caressant le pénis de Min qui durcit, faisant penser à l’épanouissement d’une fleur). Ces retrouvailles avec l’univers, assemblées avec la beauté de la nature, des arbres, des montagnes, permettent l’image poétique et ce qu’il y a derrière cette image : nos sensations personnelles, celles ressenties après avoir contemplé la montagne, ou celle du soleil sur sa peau après s’être baigné et ce qui en résulte : le plus profond des bonheurs.

C’est un film merveilleux, un vrai film de cinéma, de lieux et de personnages. Il semble même être touché par la grâce ; il est en effet de plus en plus rare de voir des films tirer autant de force de ses décors naturels. Par ce cinéma sensitif et doué d’une mise en scène intelligente, Weerasethakul se pose en chef de file d’un cinéma qui semblait mort depuis Tarkovski. Il ne reste plus qu’à emboîter le pas.
Tanguydbd
10
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le 3 avr. 2014

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