Le très codifié exercice de style qu’est le biopic ne manque pas de paradoxe : centré sur la vie d’une célébrité, il a pour la plupart du temps pour mission de nous donner à voir les coulisses de la fabrication d’un mythe tout en perpétuant sa gloire. Les failles de l’icone seront ainsi autant de motifs supplémentaires à l’intérêt d’un public voyeur, avide d’accès à l’intimité. Certains y verront, non sans revanche, l’envers du décor et la violente rançon de la gloire, tandis que les idolâtres auront eu l’illusion de découvrir l’humanité fragile d’une légende immortelle.
En s’emparant de la légende hollywoodienne par excellence qu’est la figure de Marilyn Monroe, Andrew Dominik sait pertinemment quels sont les risques encourus. Refusant le chemin balisé des saga historiques en vigueur ces dernières années, de Bohemian Rhapsody à Elvis en passant par Rocketman, le réalisateur entreprend donc une déconstruction systématique des ressorts conventionnels. Il ne sera pas tant question de raconter une histoire (certains noms ne sont même pas donnés, comme celui de DiMaggio par exemple) ou d’établir une trajectoire que de sonder une psyché détruite par un système. Le long prologue consacré à l’enfance prend ainsi soin d’établir un diagnostic sur la vulnérabilité mentale de la future star, n’échappant nullement aux poncifs du genre, qui permettent la reprise de motifs (la photo du père, le tiroir, la peluche) sur un récit au long cours. Mais cet aspect va progressivement contaminer la forme même du film, dont la temporalité elliptique et fragmentaire épouse la dérive de sa protagoniste. Le procédé est la plupart du temps pertinent, et justifie même la longueur du récit (près de 2h50) qui n’a rien d’une ample saga, mais traque davantage la perception cauchemardesque d’une appréhension atrophiée du réel.
Cette audace narrative est en pleine adéquation avec l’interprétation magistrale d’Ana de Armas, qui reproduit à merveille l’ingénuité et la sensibilité extrême de l’actrice, ne cabotinant que lorsqu’elle la montre forcée au glamour sous le feu des projecteurs.
Le portrait proposé se veut donc une immersion cauchemardesque dans la vie d’une star qui ne trouvera jamais sa place, en prise avec une usine patriarcale qui la consomme, l’exhibe et la maintient de force devant la caméra. La violence explicite est évidemment légitime, et l’exhibition une des thématiques les plus exploitées. Marilyn est un corps ouvert à tous les hommes, et si l’imagerie se limite, au milieu des années 50, à une jupe s’envolant sur une bouche de métro, la vie privée sera beaucoup plus frontale et corrosive.
C’est là le deuxième choix à opérer par le réalisateur : définir la limite de cet explicite. En contrepoint de l’usine à rêve, la mise à nu a du sens. Mais, en réalité, le film n’a presque rien à nous apprendre sur la vie d’une femme dont la célébrité doit aujourd’hui moins à ses films (dans lesquelles elle fut pourtant talentueuse) qu’à sa tragique destinée à l’écart des écrans. Et c’est précisément là qu’il se fourvoie, en capitalisant sur une fuite en avant qui viendra continuellement expliciter l’accès aux coulisses et à l’intimité détruite. Dominik ne ménage ainsi pas ses efforts pour malmener la stabilité de l’âge d’or hollywoodien, offrant tout l’éventail possible des esthétiques : variation des formats, passage de la couleur au noir et blanc, accentuation déséquilibrée du son, déformation des images... Comme s’il souhaitait continuellement s’inscrire à la marge, et ne pas tomber dans le piège du glamour. Le texte est à l’avenant, que ce soit dans les réflexions de l’actrice sur la dissociation entre son personnage public et son identité, une voix off aux accents de confessions dans un cabinet de psychiatre ou des motifs (les lettres du père, les images des fœtus…) souvent redondants.
A la construction d’un glamour sur papier glacé, Dominik oppose une construction tout aussi acharnée du revers de la médaille : l’explicite suppose tous les points de vue possible : si Marilyn dans ses œuvres reste enfermée par l’écran d’une toile tendue devant un public, le reste est visible à outrance, le cadre imposant le point de vue d’un WC recueillant ses vomissements, une fellation imposée en gros plan et jusqu’à son utérus en train de subir un avortement. On peut d’autant plus s’interroger sur la pertinence de tels excès que la structure cauchemardesque croissante du récit prend, dans sa dernière demi-heure, une ampleur beaucoup plus intéressante et percutante. La musique de Warren Ellis et Nick Cave accompagne la dérive qui lorgne du côté de Lynch, le grand génie indépassable des perditions féminines dans l’univers des hommes (Mulholland Drive, Twin Peaks). A ce stade, la langueur, les délitements de la mise au point et la perte de contact avec le réel s’enrichissent d’une véritable force émotionnelle, et entrent réellement en contact avec la jeune fille apeurée. Comme si le film lui-même avait eu besoin de se débarrasser du carcan trop rigide de sa déclaration d’intention pour enfin basculer dans l’empathie cauchemardesque qu’il ambitionnait de scruter.
(5.5/10)