Il est regrettable que ce film sorte sur Netflix. En effet, tout appelait sur le plan visuel au grand écran. Parce que franchement, ça déchire grave de ce point de vue. Que ce soit en noir et blanc ou en couleurs (lors de la partie se déroulant pendant son mariage avec Arthur Miller, on retrouve dans les teintes, parfois dans les poses, les photographies de Sam Shaw prises durant cette période précise, c'est dire la minutie extrême accordée à cet aspect !), c'est bluffant. Il y a un soin incroyable apporté à l'esthétisme. Non, mais bordel, rien que les premières minutes, lors de l'enfance de la future légende, quand sa mère roule en voiture dans un Los Angeles en flammes, c'est hallucinant, c'est apocalyptique. Il y a une créativité, une diversité de gros malade du début jusqu'à la fin.
Bon, après la forme, que je kiffe grave, le fond. Celui ou celle qui s'attend et qui veut un biopic classique qui dit qu'en telle année, elle a fait ceci et qu'en telle autre, elle a fait cela, laissez tomber. Andrew Dominik réalise ici une oeuvre infiniment plus proche de David Lynch ou du Répulsion de Roman Polanski que de la page Wikipédia filmée bien ronronnante.
C'est une succession de séquences formant, dans un ordre chronologique, un véritable cauchemar éveillé d'abord qui tend de plus en plus vers la fantasmagorie. Ce qui a pour conséquence qu'on ne sait pas tout le temps, dans la seconde partie, si tel moment est réellement vécu par la protagoniste ou si, au contraire, c'est dans un délire enfiévré par la dépression et les médicaments.
Oubliez le glamour, il est foutu aux chiottes, sans oublier de tirer la chasse. Ce sont des moments de vie sordides qui suivent d'autres moments sordides, n'hésitant à foncer tête baissée vers la crudité. Être une femme à l'époque de Marilyn Monroe, avec un patriarcat permettant complètement et impunément de considérer les représentantes du "sexe faible" comme des morceaux de viande, bons à assouvir les pulsions sexuelles des messieurs, que comme des humaines à part entière, ce n'était pas déjà jojo. Mais si on ajoute à cela, pour le cas particulier du film, que Norma Jeane (le vrai nom de notre malheureuse !) n'a pas la possibilité de faire de son corps, de son être ce qu'elle souhaite parce qu'elle doit être Marilyn (objet de désir pour les hommes, d'envie pour les femmes !), on monte d'un cran dans l'horreur. Personne ne veut de Norma Jeane, tout le monde veut Marilyn, sauf Norma Jeane.
Un des angles d'attaque ici est la maltraitance du corps de la star, ayant débuté dès l'enfance, finissant très vite par gangrener sa santé psychique. C'est une histoire d'amour-haine de deux personnes dans un même corps, l'un tentant désespérément de rejeter l'autre. Je ne me souviens pas d'une séquence dans laquelle Marilyn n'est pas présente, dans laquelle la caméra ne s'accroche pas à elle. A vrai dire, cela va tellement loin que l'on pénètre même à l'intérieur... dans son intérieur physique, à travers des plans dans son utérus ou de ses fœtus.
Et puis, il y a la recherche obsessionnelle d'un père qu'il l'a rejetée, qu'elle n'a jamais connu, notamment par le biais de ses époux. Freud, on vous demande à l'accueil. Et aussi cette impossibilité d'être mère, au sens propre, qui fait écho à l'impossibilité, cette fois symbolique, de sa mère qui était incapable de s'occuper de sa fille, en grande partie à cause d'une folie la poussant à être violente envers sa progéniture (on rejoint la thématique du corps !).
Oui, c'est ça cette adaptation de Blonde, roman qui s'inspire très librement de l'existence de la fausse blonde la plus célèbre de tous les temps (il ne s'agit nullement d'un biopic bien respectueux de la vérité, il faut bien le préciser !). Andrew Dominik ne vous dit pas que Marilyn est une star exceptionnelle à la carrière exceptionnelle. Ce n'est pas ce qui l'intéresse. Et après tout, beaucoup de monde le sait. Il révèle plutôt ce qu'il y a derrière. Par exemple une sensibilité étroitement liée à son intelligence et à son talent au détour de deux séquences, le casting pour le rôle dans Don't Bother to Knock lors duquel elle met énormément de son passé et la discussion dans le café avec son futur mari, Arthur Miller. Cette dernière, lors de laquelle le dramaturge intello new-yorkais s'aperçoit que la femme qu'il prenait pour une blonde idiote comprend parfaitement Tchekhov et une pièce que lui, Miller, a écrite, même mieux que lui-même, est profondément touchante. Et surtout, Dominik raconte une tragédie humaine, avec en arrière-plan le glauque dissimulé sous les façades luxueuses d'Hollywood.
Alors, je ne suis incapable de détecter comment telle lettre ou telle syllabe se prononce avec tel ou tel autre accent. C'est peut-être pour cela que je trouve non seulement que Marilyn n'a pas le plus petit soupçon d'intonation cubaine, mais qu'Ana de Armas assure dans la manière de parler de l'actrice de Certains l'aiment chaud. Au delà de cela, elle se donne constamment à 1000 %. J'en ai même parfois oublié le visage d'Ana. J'ai même cru voir de temps en temps le fantôme de Marilyn, en me demandant "attends, c'est bien Ana qui est ici ?". Je trouve que c'est la seule à l'avoir incarnée, à être parvenue à insuffler l'essence de ce que c'était Marilyn. Croyez-moi, ce n'est pas un mince exploit. C'est même le meilleur des compliments.
Libre à vous de ne pas adhérer à cette proposition radicale de cinéma, ne s’embarrassant pas de subtilités pour vous bousculer continuellement. Au moins, elle ne vous laisse pas indifférent(e). Pour celles et ceux qui y consentent, ce film d'horreur (oui, parce que c'est un film d'horreur !) est un objet filmique audacieux, insolite et fascinant. Que ça fait du mal de regarder l'ensemble parce que c'est le but, que ça fait du bien de voir qu'une telle oeuvre, aussi inspirée par sa forme que troublant par son fond, puisse être encore réalisée aujourd'hui.