"Celui qui mange mon fric me suce le sang."

Chi to hone est en quelque sorte une anti-success story, où la dramaturgie au sens propre remplace le réalisme.


L'action se situe au sein d'une très belle reconstitution de la vieille Osaka populaire, au milieu des grandes perspectives et des volumes très froids de l'architecture japonaise. Au sein des nombreuses lignes droites, perpendiculaires & parallèles des fenêtres, portes, lignes électriques, la où tout est d'une hiérarchie imposante et implacable comme du temps de l'Empire, les individus n'apparaissent pourtant pas écrasés et même affirmés dans la difficulté et la "misère" organique de la condition ouvrière.
Souvent, la mélancolie est véhiculée par la photographie de Takeshi Hamada notamment par le traitement de la lumière - souvent faiblarde, vacillante - et des teintes - vieux bois et vieilles photos, parfois évoquant le soleil à l'aube ou au crépuscule -. Elle passe aussi par l'excellente bande originale de Tarō Iwashiro et ses cordes, douces ou puissantes mais jamais larmoyantes.
Evidemment, Kitano y est triomphant dans le rôle froid et inquiétant d'un pur salaud qui n'a retiré de ses dures épreuves que la volonté de s'en sortir en écrasant les autres. Difficile de voir un autre acteur pour incarner un tel rôle et pourtant le choix de ce personnage est intéressant dans la carrière de Kitano, quittant la tragi-comédie habituelle du mafieux-comique pour un pur drame.
Cependant tous les acteurs et actrices offrent une performance à la hauteur de celle de Kitano, que ce soit pour interpréter la profonde tristesse - Tomoko Tabata - l'insouciance violente - Susumu Terajima - le romantisme passionné - Shûji Kashiwabara - ou la maladie écrasante - Mari Hamada - pour ne citer qu'elles et eux.


Chi to hone offre une réflexion sur la violence, surtout sur comment s'imbrique différents niveaux de violence : les péchés du père, la guerre et ce qu'elle implique chez les individus, l'immigration... Les conditions de travail également, qui sont elles montrées comme une nécessité pour les personnages comme pour souligner, en sous-texte, la contingence des autres affres de la violence cités plus haut.
Il est aussi question de la violence des choix politiques à cette période charnière pour les deux pays ( de départ : Corée, d'arrivée : Japon ) à travers, par exemple, de l'engagement communiste qui pousse à l'amour déçu et à un tragique départ pour la RDC du jeune poète.
La figure du père est centrale dans cette réflexion, elle se fait à la fois symbole et métaphore des destins tragiques que provoque ces douleurs. Par exemple, il est possible de voir dans l'évolution du travail du père un forme de parallèle de la violence qui infuse dans la société japonaise après la guerre (ainsi que l'expliquait Mishima notamment) : D'abord patron d'usine tyrannique et avare, appliquant une violence directe, franche, physique comme celle de la guerre et de l'industrialisation; ensuite usurier véreux et manipulateur, tout autant meurtrier, à l'image de la violence discrète et tue du siècle de la finance moderne, de ses impératifs et des crises économiques.
Il est également possible de noter, de façon un peu plus "philosophique" qu'il incarne la figure du père qui fait manger. Il s'impose dans le corps d'autrui - par le viol, mais aussi dans les scènes où il force à manger sa viande rance ou boire son sang - comme sa violence gangrène son entourage : il s'immisce dedans.


Le film est aussi, voire surtout, une histoire de la violence qui se paie toujours. Au sens premier du tragique, lorsque les femmes poussées à bout renvoient leur pulsions de mort aux hommes qui en sont responsables.


Chi to hone ou comment réfléchir sur la violence en montrant une vie où la violence s'est reçue et a été renvoyée, meurtrière donc inexcusable dans les deux sens. A l'aide de la retranscription de mondes des plus violents - les choix politiques du 20éme siècle, la misère, l'immigration... - le film nous montre comment les mondes humains violents forment des humains violents, terrifiés et terrifiants. Et quand rien ne peut être pardonné, la condition comme la solution, il ne leur (nous ?) reste qu'à faire l'expérience du dramatique.

Gwaï
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le 18 févr. 2022

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