Blue
7.6
Blue

Film de Derek Jarman (1993)

Se retrouver devant du cinéma aveugle, et voir.

On pourrait songer à première vue que de la musique hypnotique et des voix off sur écran bleu, c'est au mieux une émission de radio artistique, mais en aucun cas du cinéma. C'est ce que je me disais en tout cas : autant je voulais bien me prêter au jeu de l'écoute, autant je répugnais pas mal a priori à considérer ça comme un film, et je me disais que fixer un écran bleu à la longue, ça risquait de s'avérer d'un intérêt limité. Bah en fait, non.


Déjà, je n'aurais sincèrement pas cru dire ça, mais 1h15 sans la moindre image, j'ai été captivé tout du long et j'ai l'impression d'avoir plus d'images imprimées dans ma tête qu'après l'écrasante majorité des films que je regarde. Blue, c'est un appel constant à l'imagination ; en tant que film aveugle – au sens où il a pu y avoir des films muets – ça n'est même que ça : on ne voit rien, donc il y a tout à penser ; plus rien de matériel, donc tout n'est qu'esprit. La voix de cet homme alité – lui-même privé de la vue, voyant défiler sous ses yeux des formes et des couleurs irréelles parce que ses rétines sont abîmées par la maladie – décrit ses sensations, ses pensées, ses souvenirs, puis rêve, divague, murmure le nom des hommes qu'il a aimés... c'est tantôt simplement narratif, descriptif ou réflexif, tantôt d'une intense poésie.


Et dans les moments de poésie, il faut dire ce qui est : c'est juste sublime.
On parle quand même d'un mec qui va décrire la tâche du poète comme celle d'un chercheur de trésors qui aurait à fouiller en silence un labyrinthe fait de miroirs et de cristal, au cœur d'une étrange montagne bleue de lapis-lazuli sur laquelle buteraient les explorateurs ; d'un mec qui parle des amants comme de statues de sel oubliées, figées dans une étreinte éternelle cent pieds sous les pêcheurs de perles, à dériver enlacés au fond de l'océan entre les coraux multicolores et le chant des coquillages ; d'un mec qui pour évoquer la peur de la maladie et de la mort, va s'imaginer les yeux fendus d'une sorte de bête monstrueuse, jaune comme un champ de blé au dessus duquel tournerait une nuée de corbeaux.


Après, c'est quand même mortuaire comme expérience.
On comprend assez rapidement que la fin du film va solder le décès du narrateur, et quelque part il faut quand même le vouloir, d'accompagner jusqu'à sa mort un homme dont on touche la sensibilité de si près, au plus intime... Je dirais que si l'on prend l'œuvre au sérieux et que l'on sait dans quel état de santé Derek Jarman l'a réalisée, c'est éprouvant moralement, et qu'on se sent assez déplacé à émettre des jugements d'ordre esthétique sur les dernières impressions d'un mourant. Il y a ces passages sur l'homosexualité et le sida, ou encore cette longue description clinique de son corps détruit par la maladie, qui ont des airs d'intrus, qui rompent la poésie planante du film ; sauf qu'à le regarder humainement, on s'en veut de n'attendre que de la poésie planante, comme si l'expérience personnelle du poète n'avait pas sa place, qu'elle était quelque chose d'indiscret à cacher.


Rentrer dans le film, c'est faire le choix de s'enfoncer vers la mort avec lui.
Et ça a sa part physique, qui est âpre, douloureuse, désenchantée... mais ça a sa part spirituelle aussi, qui pour le coup est réellement lumineuse – mélancolique bien sûr, mais lumineuse. « Blue is darkness made visible », répète Jarman ; et c'est vrai que ce monochrome bleu, à force de le contempler, prend vie comme s'il venait remuer depuis les profondeurs. Au bout d'un moment, j'avais l'impression de voir, indistinctes mais bien là, des masses mauves ou bleu sombre, des espèces de corps fantômes se déplacer dans l'écran ; manifestement rien de plus que l'effet prolongé du bleu sur mes yeux, sauf que par là même, le film donne à partager de la façon la plus directe possible l'expérience sensorielle d'aveuglement du narrateur – et ça, c'est quand même très fort.


Arrivant vers la fin (qu'on sent venir, parce que le rythme est sous-pesé comme une musique), j'étais à me dire : "maintenant tu vas mourir ? non, ne meurs pas !" Et là, en guise d'adieu, lui, il t'offre les plus belles lignes de tout le film :



Kiss me on the lips, on the eyes. Our name will be forgotten, in time. No one will remember our work. Our life will pass like the
traces of a cloud, and be scattered like mist that is chased by the
rays of the sun. For our time is the passing of a shadow, and our
lives will run like sparks through the stubble. I place a delphinium,
Blue, upon your grave.



Dédié, je cite, à « H.B. and all the true lovers ».
C'est bouleversant, tout de même, de s'en aller comme ça en n'ayant rien que de l'amour aux lèvres.

trineor
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le 14 nov. 2015

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