Dolce vita au pays du Soleil-Levant
Avec une habileté et un naturalisme saisissants, Kijû Yoshida entreprend un portrait audacieux de la jeunesse japonaise, dont il faisait lui-même partie au moment de réaliser ce premier long-métrage - ce qui explique vraisemblablement la minutie d'orfèvre avec laquelle il parle de cette classe d'âge. La nouvelle vague qu'incarne le cinéaste, bien que marquée par les expérimentations qui ont court dans l'Hexagone, n'est pas sans rappeler le Fellini de la Dolce Vita ou, par certains traits, Elia Kazan. Résolument acerbe, mais baignant dans un suave éther jazzistique, la caméra de Yoshida parvient à saisir en vol une jeunesse déstructurée, errant sans but, tels les chevaliers du Roland furieux de l'Arioste. C'est certes jusqu'à la nausée que se déploieront les pérégrinations insignifiantes de nos compères, mais si l'ennui devient mère non de tous les vices mais de toutes les simulations - puisque tout semble n'être ici qu'un jeu -, c'est bien parce que le social refait constamment surface. L'ennui n'est pas seulement métaphysique, ses racines sont ancrées dans une société qui a contribué à le favoriser. Car si les hommes en viennent à flirter avec les femmes par pure envie de combler les trous d'un temps qui s'étiole à l'infini, et si les jeunes gens s'adonnent sans vergogne à l'oisiveté la plus stérile, c'est bien parce que le désenchantement de la société japonaise fut au principe de toutes les contradictions : ainsi des parents trop enclins à laisser leur progéniture dans un abandon moral, au principe même d'une césure qui ira croissante entre des générations qui ne communiquent plus (Toshio et son père, directeur d'entreprises, dont la conversion au libéralisme paraît s'être étendue bien au-delà de la sphère économique, semblent tous deux porter les stigmates de cette rupture) ; ainsi d'une société de consommation qui s'est immiscée jusque dans l'intime et les foyers, où les disputes peuvent désormais porter sur les dettes contractées pour l'achat du réfrigérateur ou de la télévision. L'argent, tout en contaminant progressivement les relations sociales, demeure pourtant la préoccupation centrale des protagonistes, dont la plupart vivent aux dépens de Toshio ; et ceux qui en sont dépourvus comprennent bien vite qu'il est nécessaire pour perdurer dans le désœuvrement. Pas étonnant donc que l'on retrouve en creux le rapport du Japon à la modernité et à l'Occident : l'attrait féroce de celui-ci (l'un des personnages doit quitter l'archipel et rejoindre le Nouveau Monde pour poursuivre ses études) suffit-il pour autant à arracher nos jeunes nippons à leurs racines ? Rien n'est moins certain, surtout quand on sait que cette évasion a aussi un prix...
Les affres de cette jeunesse reportant sans cesse son entrée dans une société désillusionnée sont ainsi cristallisées par l'éblouissant et non moins équivoque personnage de Jun. Sans projet, sans désir ou objet du désir, sans futur ne fût-ce qu'esquissé, ses actions ne se résument qu'à une succession d'entreprises toujours avortées : à peine se résigne-t-il à travailler que l'abandon de son poste guette dangereusement ; à peine entame-t-il une relation avec Ikulo (la secrétaire du patron), que nous comprenons vite qu'elle ne dépassera jamais le stade de l'inachevé. Dans un monde où vivre sans attaches et sans chaînes semble faire office de précepte éthique, où tout se monnaye, y compris la vacuité, les faux-semblants peuvent durablement prospérer.