Véritable feu d'artifice visuel, Vice Versa est une œuvre à savourer avec le même entrain qu'une exquise confiserie qui laissera sur notre palet un arrière-goût aussi durable que ne l'est un souvenir indélébile à notre mémoire. Mais bien plus qu'un spectacle pyrotechnique concocté par les doigts d'orfèvre de Pete Docter, ce petit bijou d'animation porte à incandescence la pluralité des émotions qui anime tout être, en pénétrant dans le poste de commande de la « fabrique à émotions » (et quelle fabrique à émotions !) de Riley, jeune adolescente de onze ans bouleversée par son récent déménagement. De la verdoyante campagne du Minnesota aux vicissitudes de la tentaculaire San Francisco, il y a une rupture de faille à même d'entraîner un âpre séisme mental.
Vice Versa est de la sorte un voyage initiatique fantasmagorique et un récit de transition (de l'enfance à l'adolescence) sublimés à tous les instants par une animation dantesque. Avec une précision neurochirurgicale, Docter s'immisce dans le cerveau de Riley et dissèque au scalpel le psychisme de l'adolescente, de ses souvenirs les plus vivaces à ses angoisses refoulées par le subconscient. Ces incursions dans les territoires mentaux et dans les profondeurs de la psychè sont d'autant plus salvatrices qu'elles s'accompagnent d'une véritable cartographie de l'esprit et du cerveau, résolument archipélagique : ainsi, chaque pilier constituant la personnalité de Riley et garantissant sa stabilité émotionnelle (honnêteté, famille, amitié, hockey, bêtises) est représentée par une île sans cesse ravitaillée par les souvenirs et les émotions. Le bouleversement induit par le déménagement de la jeune fille met donc en péril ce socle identitaire insulaire, et n'arrange en rien le travail des pilotes du vaisseau cérébral : le capharnaüm ne fait même que s'accroître lorsque Joie et Tristesse se retrouvent brusquement évincées du Quartier Cérébral, laissant Colère, Dégoût et Peur aux commandes... Avec les moyens du bord !
On pourrait compter par centaines les ingénieuses trouvailles visuelles qui agrémentent cette pépite du Septième Art, que ce soit le train, convoi-express métaphorique de la pensée qui fuse, les rêves fabriqués dans des studios de cinéma où pullulent acteurs, scénaristes et cameramen de l'onirisme, ou encore la forteresse-prison du subconscient, véritable Bastille où se joue la lutte freudienne entre le ça et le surmoi, et où les plus effrayants objets de la peur sommeillent en attendant d'être réveillés... D'une richesse allégorique presque fellinienne, Vice Versa est un bouquet psychédélique et fantaisiste, qui en exhibant des airs de fête foraine à ciel ouvert, explore les affres de la personnalité et de la mémoire.
Rarement un film n'aura mis à nu avec une telle jubilation les tribulations de nos processus cognitifs qui se chevauchent, se heurtent, s'entremêlent en un fatras carnavalesque. Pendant quelques quatre-vingt-dix minutes, on rit, on s'émeut, on éprouve cette multiplicité de sentiments - colorés - qui compose la palette émotionnelle de tout un chacun, et cette force d'identification et d'empathie tient moins aux évidentes qualités graphiques du film qu'à la manière qu'a Pete Docter de nous rappeler que nous ne sommes jamais que la somme de nos expériences vécues, et que cette richesse cumulative fait de chacun d'entre nous quelqu'un d'exceptionnel - au sens littéral du terme. Surtout, et alors que les injonctions à positiver sans cesse et à vouloir faire à tout prix du bonheur l'alpha et l'oméga d'une vie réussie gangrènent nos sociétés, ce merveilleux film explore les contrastes qui seuls autorisent l'authenticité même de la vie : Joie et Tristesse, qui cherchent désespérément à rejoindre le Quartier Cérébral, ne peuvent fonctionner qu'ensemble, main dans la main, résonnant au diapason d'émotions que nous pensons parfois dissonantes. Vice Versa invite de la sorte à voir en la mélancolie et la nostalgie, non pas tant des rejetons dépréciés de Tristesse, que les douces réminiscences d'un bonheur triste, ou d'une tristesse joyeuse. Car au fond, c'est bel et bien ce que suggère Docter en filigrane : tout souvenir, aussi joyeux puisse-t-il être, est nimbé d'un surcroît de tristesse dès lors qu'il rejoint l'antre du passé.