Nouvelle variation dans le mythe des amants maudits, Bones and all balance sur les routes un couple de marginaux fuyant ses pulsions cannibales. L’exposition de leur mal, présenté comme une nécessité, et concernant plusieurs personnes capables de se reconnaître entre elles permet un parallèle assez rapide avec le mythe des vampires : le mangeur (eater, en anglais) est l’esclave de ses pulsions, contre lesquelles il ne peut rien, et certains dévorent avec plus de culpabilité que d’autres, dans une vie condamnée à l’exil, au suicide ou à l’enfermement.
Le récit suit une voie initiatique, à la suite de l’abandon d’une adolescente par son père, qui va se mettre en quête d’une mère qu’elle n’a jamais vue, et rencontrera d’autres congénères au fil d’un périple qui investit les marges de l’Amérique des années 80. Luca Guadagnino quitte donc le farniente bourgeois de l’Italie (Call me by your name) pour un road movie décati, un brin poseur, où Timothée Chalamet prend plaisir à décaper toute forme de glamour dans ses premières apparitions.
L’adaptation du roman pèse sur un récit qui doit ménager une intrigue relativement touffue sans renoncer à épaissir la charge émotionnelle à l’égard d’un couple atypique. Se mêleront donc la quête des origines, le dévoilement de secrets et la traque obsessionnelle d’un mauvais bougre dont on se serait volontiers passé. Lorsqu’il filme ses deux protagonistes, Guadagnino sait trouver le ton juste, souvent secondé par la musique de l’incontournable duo Atticus Ross / Trent Reznor : ces deux âmes fêlées, conscientes de leur monstruosité, tentent de se trouver un espace (« let’s be people », proposera Maren) dans un monde qui se partage entre les victimes et les prédateurs, dont certains, probables représentants de l’âge adulte, sont bien plus dangereux qu’eux. La scène de rencontre avec le duo au coin du feu, terrible de tension et de malaise, résume parfaitement la place qui est la leur, cet âge où on voudrait pouvoir encore se nourrir de l’innocence enfantine tout en regardant droit dans les yeux les horreurs du réel.
Le long récit peine pourtant à maintenir cette charge émotionnelle, en ne renonçant à aucune des intrigues qui sont autant de destinations (la mère, la sœur) et de retours en arrière (les irruptions de Sully), jusqu’à sembler pris de panique sur son dernier quart d’heure où les ellipses et les précipitations diluent singulièrement ce qui avait été patiemment bâti jusqu’alors. Guadagnino souhaitait tresser l’horreur à la romance, afin d’en extraire une nouvelle appréhension par le spectateur, qui puisse entrer en empathie avec ses protagonistes. Cet idéal de sublimation (qu’en son temps, Claire Denis avait aussi exploré dans Trouble Every Day) reste un horizon bien lointain, tant la catharsis finale fonctionne peu, partagée entre le gore et une fusion des amants qui semble plaquée et peu nourrie de ce qui précède. Ce qui, pour un film sur les cannibales, a tout de l’ironie tragique.