La claque atmosphérique qu’était There Will Be Blood me taraude encore aujourd’hui, à tel point d’encenser l’ami Paul Thomas Anderson à qui veut bien l’entendre ; pourtant, je confesse aujourd’hui mon grand retard quant au reste de sa filmographie, en ayant notamment traîné la patte à l’occasion de la sortie de The Master, puis de Inherent Vice (que je n’ai toujours pas vu bien entendu).
Mais si l’on remonte plus loin, le talentueux cinéaste en devenir accédait d’abord à la reconnaissance avec Hard Eight, puis (et surtout) avec Boogie Nights : bien que méticuleux à mes heures perdues (entendons par là un visionnage chronologique de ses œuvres), il va donc être question de son second long-métrage, dont la toile de fond pornographique est directement tiré de son court-métrage The Dirk Diggler Story.
En l’état, le long-métrage propose quelque chose de très différent qu’escompté, mais parvient toutefois à illustrer les incroyables prédispositions techniques du réalisateur, à n’en pas douter hautement rigoureux : un plan séquence (le premier, pas le dernier) ouvre le bal, instrument immersif de mise en scène voltigeant avec une aisance folle entre les différentes figures centrales, ce qu’elle n’aura d’ailleurs de cesse de faire de bout en bout. Si l’intrigue s’arque somme toute davantage autour du personnage de Eddie/Dirk, il s’agit d’une façon judicieuse d’assurer la découverte d’une galerie de fil en aiguille attachante, développée au gré d’une fluidité par « à-coups » presque paradoxale tant elle est efficiente.
De fait, Boogie Nights arbore des allures de film choral, mais sans jamais se noyer dans la masse : bien au contraire, celui-ci est d’une légèreté ambiguë, base d’un contraste savoureux au regard des thématiques complexes qu’il aborde. Le décor posé par l’univers du porno, alors fort différent (fin 70s/début 80s) de ce que nous connaissons aujourd’hui, constitue effectivement le cœur du sujet, mais celui-ci ne s’arrête pas là : car au-delà d’une vraisemblance frisant le documentaire de fiction, le récit compose également avec d’autres sujets à connotation tendancieuse (la prostitution, l’homosexualité), le tout au fil d’un survol efficace tant il tend à en étoffer la profondeur.
Et puis ce n’est pas tout, les affres du rejet et de l’identité (soumise à de forts chamboulements) parachèvent la crédibilité des protagonistes : traité comme un bon à rien, si ce n’est renié par l’autorité parentale, Eddie (campé par un Mark Wahlberg surprenant) est constamment en quête d’un autre lui, dont le « talent » inné s’apparenterait à la clé (sans mauvais jeu de mots) pour y accéder. Dans une autre veine, Jack Horner (Burt Reynolds est d’un charisme grisant) poursuit un rêve moqué, la voie emprunté jurant avec les normes sociétales, tandis que le progrès technique et les nouveaux modes de consommation remettent peu à peu en cause la viabilité de son « art » : une remise en question éminemment pertinente, venant souligner d’autant plus le réalisme patent que transpire Boogie Nights.
Bref, en plus d’être une superbe composition formelle (la BO de Michael Penn est excellente), Paul Thomas Anderson confirme au passage ses talents d’écriture, celui-ci n’ayant vraisemblablement rien laissé au hasard. Sa réussite lui vaudra toutefois des critiques, se prévalant entre autre des similitudes observées vis-à-vis de la patte Scorcese : si l’absence de tout semblant de plagiat ne fait pour ma part pas l’ombre d’un doute, il est toutefois amusant de voir en Boogie Nights des airs de... Goodfellas.
Le parallèle peut à mon sens se poser, notamment au regard de trois points : primo, leur structure narrative respective, avec un premier arc feeling good puis un second marquant une rupture car plus sombre ; secundo, leurs personnages sont tous des parias, en marge du bon sens commun (univers de la pornographie d’un côté, de la mafia de l’autre) ; tertio, chacun de ces deux films met à sa manière en exergue l’importance des liens de filiation, à ceci près que Dirk ne sera pas abandonné par les siens (Jack endosse la rôle de figure paternel sans retenue, là où Paulie tournait le dos à Henry).
Quoi qu’il advienne (Boogie Nights l’emporte pour ma part), l’empreinte patente qu’exerce ces familles de substitution (via Amber aussi, mais pas que) est ainsi traitée avec un doigté (de rigueur dans le contexte du film) des plus brillants, parachevant tout le bien que je pense de ce long-métrage décidément superbe. Celui-ci incarne d’une certaine façon un vecteur d’émotions hétéroclites, passant avec aisance d’un esprit réjouissant à ses débuts à une montée en tension prenante, (l’exemple de) la séquence du « live » en limousine virant remarquablement au malaise.
Voici donc un film atypique, formellement des plus aboutis et surtout percutant sur le fond, car parvenant à jongler entre les tonalités, celles graves emportant finalement notre assentiment inconditionnel. Et comme pour ne rien gâcher, Boogie Nights « ose » se conclure au gré d’un plan littéralement couillu : un « pied-de-nez » dantesque à certains égards, aussi chapeau bas Paul, vraiment bien joué.