Quoi qu’on dise, quel que soit le jugement qu’on puisse porter, Border appartient d’emblée à la catégorie des films qui stimulent le cinéphile, et justifient l’existence des Festivals, dénicheurs d’étrangeté, parfois de pépites, venues de loin et qui n’auraient sans eux pas trouvé la voie jusqu’à nos écrans.
Audacieux, dérangeant, débridé, Border joue sur plusieurs tableaux. C’est sa force lorsqu’il s’agit de nous bousculer par rapport à nos attentes, sa fragilité quant au discours qu’il met en place et les moyens dont il dispose pour le formuler.
La question du monstre plus ou moins intégré dans la société des hommes est l’un des grands ressorts du fantastiques. On sait depuis longtemps que le regard et le jeu du point de vue permettent un renversement des perspectives (notamment dans Freaks de Browning, mais aussi Quasimodo, Frankenstein ou Born of Man and Woman de Matheson) et susciter l’empathie chez celui qui osera enfin ouvrir les yeux sur ce qui le faisait fuir de prime abord. Border s’attache ainsi au personnage de Tina, plus animale qu’humaine, et qui s’offre des parenthèses sylvestres durant lesquelles elle semble atteindre sa vérité. Ce sont là les plus belles scènes du film, qui font la part belle aux synesthésies par un travail d’orfèvre sur la lumière humide des sous-bois, le toucher sur la mousse, l’écorce et le son qui les rend palpables. Lorsqu’elle rencontre un pair, le lien à la nature deviendra primal et édénique, sorte de relecture du panthéisme malickien revisité au papier de verre.
Car il ne s’agit pas d’idéaliser ou de faire rentrer sur de nouveaux rares ce qui échappait à la définition : en somme, de traquer l’humanité de nos créatures. La distance est suffisamment maintenue (dans ce flair un peu effrayant, dans ce bestiaire qui certes, magnifie les habitants de la forêt, mais fait aussi la part belle aux insectes et autres asticots) pour déstabiliser, renforcée par un montage singulier, qui coupe assez abruptement les scènes contemplatives pour leur opposer la banalité presque sordide du quotidien : le travail à la douane, la présence invasive d’un colloc et ses chiens, la ville lépreuse, terreau des perversions.
Il y avait là matière à un film entier, qui se serait en outre permis de quitter la rigidité d’un schéma narratif lui aussi proprement humain - une tentative faite dans la même section Un certain regard par le film argentin Meurs, monstre, meurs, mais sans réel succès.
Mais on greffe sur cet univers une intrigue touffue qui va considérablement appauvrir ce qui se passait aisément de discours. Enquête sur la pédophilie doublée de celle sur les origines, explication de la nature des créatures, de leur lien avec l’histoire du pays (moyen détourné par le fantastique, sans doute, d’évoquer la trouble question de l’eugénisme que la Suède a pratiqué par le passé), dénonciation aux forceps de la monstruosité inhérente à l’homme, greffe violente des récits entre eux par le biais de raccourci et de coïncidences… La machine s’embourbe et la volonté laborieuse d’asseoir une démonstration alourdit considérablement le propos, même s’il faut saluer son audace quant à un dénouement qui refuse à une très vulnérable victime la possibilité d’être sauvée. Désir, vengeance, maternité, sexualité, dans un film mêlant horreur, thriller, polar, fantastique, film social… Certes, Border annonce dès son titre cette volonté de jouer sur la porosité et le brouillage des pistes, Mais on préférait celle, silencieuse et dense, d’un parcours nu pieds sur la mousse à l’autre, bien plus balisée, d’un affrontement bien mois subtil qu’il n’y parait entre le bien et le mal.
(5.5/10)