Border
6.6
Border

Film de Ali Abbasi (2018)

Troll au-dessus d’un nid de toutous

Quoi qu’on dise, quel que soit le jugement qu’on puisse porter, Border appartient d’emblée à la catégorie des films qui stimulent le cinéphile, et justifient l’existence des Festivals, dénicheurs d’étrangeté, parfois de pépites, venues de loin et qui n’auraient sans eux pas trouvé la voie jusqu’à nos écrans.


Audacieux, dérangeant, débridé, Border joue sur plusieurs tableaux. C’est sa force lorsqu’il s’agit de nous bousculer par rapport à nos attentes, sa fragilité quant au discours qu’il met en place et les moyens dont il dispose pour le formuler.


La question du monstre plus ou moins intégré dans la société des hommes est l’un des grands ressorts du fantastiques. On sait depuis longtemps que le regard et le jeu du point de vue permettent un renversement des perspectives (notamment dans Freaks de Browning, mais aussi Quasimodo, Frankenstein ou Born of Man and Woman de Matheson) et susciter l’empathie chez celui qui osera enfin ouvrir les yeux sur ce qui le faisait fuir de prime abord. Border s’attache ainsi au personnage de Tina, plus animale qu’humaine, et qui s’offre des parenthèses sylvestres durant lesquelles elle semble atteindre sa vérité. Ce sont là les plus belles scènes du film, qui font la part belle aux synesthésies par un travail d’orfèvre sur la lumière humide des sous-bois, le toucher sur la mousse, l’écorce et le son qui les rend palpables. Lorsqu’elle rencontre un pair, le lien à la nature deviendra primal et édénique, sorte de relecture du panthéisme malickien revisité au papier de verre.


Car il ne s’agit pas d’idéaliser ou de faire rentrer sur de nouveaux rares ce qui échappait à la définition : en somme, de traquer l’humanité de nos créatures. La distance est suffisamment maintenue (dans ce flair un peu effrayant, dans ce bestiaire qui certes, magnifie les habitants de la forêt, mais fait aussi la part belle aux insectes et autres asticots) pour déstabiliser, renforcée par un montage singulier, qui coupe assez abruptement les scènes contemplatives pour leur opposer la banalité presque sordide du quotidien : le travail à la douane, la présence invasive d’un colloc et ses chiens, la ville lépreuse, terreau des perversions.


Il y avait là matière à un film entier, qui se serait en outre permis de quitter la rigidité d’un schéma narratif lui aussi proprement humain - une tentative faite dans la même section Un certain regard par le film argentin Meurs, monstre, meurs, mais sans réel succès.


Mais on greffe sur cet univers une intrigue touffue qui va considérablement appauvrir ce qui se passait aisément de discours. Enquête sur la pédophilie doublée de celle sur les origines, explication de la nature des créatures, de leur lien avec l’histoire du pays (moyen détourné par le fantastique, sans doute, d’évoquer la trouble question de l’eugénisme que la Suède a pratiqué par le passé), dénonciation aux forceps de la monstruosité inhérente à l’homme, greffe violente des récits entre eux par le biais de raccourci et de coïncidences… La machine s’embourbe et la volonté laborieuse d’asseoir une démonstration alourdit considérablement le propos, même s’il faut saluer son audace quant à un dénouement qui refuse à une très vulnérable victime la possibilité d’être sauvée. Désir, vengeance, maternité, sexualité, dans un film mêlant horreur, thriller, polar, fantastique, film social… Certes, Border annonce dès son titre cette volonté de jouer sur la porosité et le brouillage des pistes, Mais on préférait celle, silencieuse et dense, d’un parcours nu pieds sur la mousse à l’autre, bien plus balisée, d’un affrontement bien mois subtil qu’il n’y parait entre le bien et le mal.


(5.5/10)

Sergent_Pepper
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Nature, OFNI (Objet Filmique Non Identifiable), Les meilleurs films de monstres, Suède et Vu en 2019

Créée

le 12 févr. 2019

Critique lue 3.5K fois

50 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 3.5K fois

50
3

D'autres avis sur Border

Border
Behind_the_Mask
8

Moi, ce que j'aime, c'est les monstres

Ce soir, Behind_the_Mask va vous parler d'un film whoua qu'il est trop bien. Mais il est un peu em-bêté parce qu'il a conscience qu'il ne plaira sans doute pas à tous ses chers abonnés, tout comme il...

le 10 janv. 2019

43 j'aime

13

Border
Theloma
8

A monstre, monstre et demi

La Scandinavie, on le sait, est une terre de légendes. Rien d'étonnant dès lors à ce que le film d'Ali Abbasi puisse s'envisager comme un conte moderne. "Il était une fois une femme d'une immense...

le 29 janv. 2019

34 j'aime

14

Border
Fleming
7

Néandertal contre-attaque

Border (en français, frontière ou limite) est un film qui cherche à rester en deça du fantastique, mais qui, d'essence, est de genre fantastique, comme le titre de ma critique le laisse entendre...

le 8 janv. 2019

16 j'aime

6

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

773 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

714 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

616 j'aime

53