Breaking the Waves déploie son âcreté, jette sa noirceur, fracasse sa beauté désespérante à la face du spectateur, et reste là, déchirant, pantelant. C'est un gouffre d'une noirceur sans issue, pourtant plein d'une humanité sans borne. Une plongée vers le désespoir en loque, vers l'amour qui toujours accourt, vibre, grandit, se fracasse contre le monde en même temps que les personnages, humains au grand cœur, empathie qui vibre, se meurt, se tord.
Ce pourquoi Breaking the Waves est toujours aussi déchirant et juste, infiniment juste, après une seule deuxième vision, essoufflée, apeurée, c'est parce que les personnages sont des gouttes d'eau qui vacillent, qui effleurent la vie et l'écorche, tentant en vain de ne pas percuter le sol, si fragile à leurs pieds.
Ce pourquoi Breaking the Waves est si déchirant et juste, c'est grâce à ce personnage : Bess, poupée écorchée vive, aux émotions qui ne tiennent pas la route, qui s'envolent, qui dérivent, qui chavirent. A fleur de peau, l'hyper-émotivité du personnage est telle qu'elle approche de la folie, déviant les normes de l'existence qui caractérise la normalité de l'être humain. Qu'est-elle, Bess, à part une femme qui n'a qu'une envie, c'est de vivre, vivre à plein poumons, avaler la vie comme on avale un noyaux de cerise, boire les émotions de tous ceux qui l'entoure et vivre avec ses tripes, son petit cœur de femme.
Là où Bess semble vouloir être elle-même, elle est empêchée par une façon de vivre qui ne lui convient pas. Alors elle est comme Gena Rowlands dans Une femme sous influence. Elle est comme toutes ces femmes qui peuplent le monde du cinéma, qui semblent vivre comme sur un fil près à se tordre au moindre coup de vent qui passe. Ingrid Bergman dans Sonate d’Automne, Marie Rivière dans Le Rayon Vert, Gena Rowlands dans Une femme sous influence. Bess, c'est cette même femme sous influence, conditionnée à vivre une existence qui ne lui convient pas : élevée dans une communauté religieuse, austère, où les émotions n'ont pas lieu d'être. Alors elle est à la ramasse Bess, elle ne vit pas dans le bon monde, toujours à côté des choses lorsque ses réactions ne sont pas les bonnes, mais des élans d'émotivité, vraies, folles, sans fard, libres, de tout, d'elles-mêmes, des autres.
On aimerait être Bess, comme on aimerait être Gena Rowlands, cette femme libre de ces émotions, cette créature à la bonté sans limites, à la naïveté si grande qu'elle semble sortie tout droit du cœur d'une poupée de porcelaine.
Elle chavire Bess. Avec ces grands yeux, son sourire espiègle, son visage de poupée, ces yeux apeurés. Plus tard, dans le cinéma de Lars von Trier, on rencontrera une autre poupée à l'humanité qui transpire : Björk dans Dancer in the dark, criante de désespoir.
Mais non. L'amour, toujours, court, et comme dans Une femme sous influence, il se fracasse parfois, mais la bonté reste là, l'essence du cœur de l'être humain si cher aux yeux du spectateur. Savoir percuter le beau au travers du cœur d'un être humain. Bess est née avec la beauté en elle.
Ainsi, il y a l'amour. Une femme rencontrant un homme qui est la bonté même, suprême, viscérale, tentaculaire. L'amour fou, aveuglant, criant, désespérant.
L'amour qui se fracasse le temps d'une vie, d'un imprévu. Et comme dans Voyage au bout de l'enfer, le film se scinde en deux, bascule du côté obscur, devient d'un désespoir sans issue, à couper le souffle.
Les prémices de la lumière nous enfoncent peu à peu dans l'obscurité, le gouffre, les méandres de l'existence : c'est un crescendo sans fin, un basculement, une montée en puissance, une décadence.
C'est dans ce parallèle entre sa noirceur, son obscurité, et son amour profond pour les êtres humains, que Breaking the Waves trouve là toute son excellence, toute sa grandeur, son harmonie. Jet d'une puissance inouïe, perdue au milieu de la perdition d'une non-vie.
L'humain chez Lars von Trier est écorché jusqu'à la moelle, échoué à être, à s'en sortir, à vivre. Avec ses émotions toujours à fleur de peau, son humanité sans borne, l'humain est un croissant de lune qui tente de sortir des griffes de la fatalité. C'est en cela que Breaking the waves touche au plus profond. Noie le spectateur dans son flot d'émotion, tout en restant juste, toujours, tout en ne tombant jamais dans le pathos, le factice, le surplus, l'enjolivement.
Et les images encore, cette déviance d'une esthétique épurée jusqu'à la moelle, sobre, d'une simplicité sans borne, aux grains qui dévient, à l'image qui tremble, s'envole, titube, à la manière d'un Cassavetes. C'est l'existence qui s'envole, le cri de la vie qui se noie aux travers des images, la course folle du désespoir. C'est le reste d'un Festen, rêve brut du Dogme95 qui prend vie au travers d'un film.
Breaking the waves, de part son nihilisme d'un poids inimaginable, possède une lueur, une lanterne, une torche : celle de projeter l'entière émotivité de chaque protagonistes de l'histoire, ce cadeau de bonté que nous offre 2h39 de film.
Et c'est en cela que Breaking the Waves est un grand film. Un très grand film.