Mes provinciales.
Dans une gare parisienne, Brigitte rencontre Brigitte. L’une est alpine et l’autre pyrénéenne. Deux affiches décoratives dans leur dos illustrent leurs origines (et l’affrontement) le temps de la...
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le 14 nov. 2018
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Tout comme il existe un théâtre pauvre, théorisé notamment par Gombrowicz, il existe un cinéma pauvre : celui qui revendique comme source de créativité la faiblesse des moyens. Alain Cavalier incarnait pour moi cette tendance, je découvre Luc Moullet qui, à peu près à la même époque, focalisa sur cette question : "qu'est-ce qui est superflu dans l'image ?" Le cinéaste vu comme un sculpteur, qui part d'une matière et enlève au lieu d'ajouter. Dans ce dépouillement burlesque, on reconnaîtra aussi le cinéma du Suédois Roy Anderson (Nous, les vivants). J'y suis toujours sensible, ayant souvent constaté à quel point une débauche de moyens produisait peu de cinéma...
Le premier plan pose un style : les deux Brigitte sont côté à côté sur le même banc d'une gare, l'une avec une affiche "Alpes" l'autre avec une affiche "Pyrénées". Comme des pancartes qui soulignent comiquement leur discours : cette première scène pourrait en effet se passer de dialogues puisque ceux-ci nous apprennent que les deux filles qui se ressemblent sont montées de leur bleds alpin et pyrénéen à Paris pour leurs études. Elle renvoie donc directement au cinéma muet, dans sa version burlesque comme le clame le sous-titre du film puisqu'il y a quelque chose d'à la fois sobre et exagéré dans ces deux affiches derrière les jeunes filles. On pourrait dire aussi que c'est le cinéma des débuts ("sans électricité" dit l'une des Brigitte évoquant son village) qui part à la découverte de la modernité, la Nouvelle Vague.
Un peu plus tard, Moullet reprendra ce procédé, en utilisant le même décor (un simple comptoir devant un mur nu) avec deux pancartes différentes, "logement" et "restauration". Au restaurant, une simple table et, pour évoquer l'endroit, un serveur et une bande son suggestive. A la campagne, des bottes de foin et une vache, comme archétypes de ce qu'est la Province pour les deux Parisiens qui accompagnent les Brigitte dans cette virée au bon air.
Car le film de Moullet est avant tout une critique du parisianisme. Critique de l'engagement politique, avec ces deux étudiants des deux bords extrêmes qui sont néanmoins d'accord pour empêcher nos jeunettes d'entrer à la fac. Critique de l'enseignement pontifiant, avec le bruit des travaux couvrant les voix qui évoque l'abrutissement que suscite les cours dans la tête des étudiants. Critique du tourisme superficiel, avec ces très esthétiques visites des principaux sites (Montmartre, le Café de Flore, la Tour Eiffel, Nanterre...), notés à la va-vite mais avec une précision réjouissante. Critique enfin... de la critique de cinéma, d'où est issu Moullet lui-même, avec ces sondages dans la rue qui mettent Hitchcock, Orson Welles et... Jerry Lewis, aléatoirement au firmament du 7ème art ou dans ses bas fonds.
Le film s'avère d'ailleurs une immersion dans le 7ème art, avec ces séances que l'on suit quitte à s'endormir devant, ce rêve formulé par un jeune homme de "mourir en projection" ou ces apparitions malicieuses de Chabrol et Rohmer, figures de la Nouvelle Vague, et de Sameul Fuller, ombre tutélaire de l'époque mais aussi représentant de ce cinéma américain jugé "dangereux" par le prof. Pour Moullet,
Le bon cinéaste vit sans vouloir faire de ciné... et en fait. Mais souvent, il n'en a pas l'idée, pas la force ou pas les moyens.
Autrement dit, pas besoin de faire des films pour être cinéaste, il suffit de l'être dans sa tête. Ainsi, en lisant La Recherche du temps perdu, a-t-on la sensation que c'est la vie même de Proust qui a été oeuvre d'art. C'est son attitude face à la vie qui fait de lui un artiste... Mais revenons à nos deux âmes soeurs.
Brigitte et Brigitte se ressemblent mais leur immersion parisienne va révéler leurs différences de caractère : la brune est sérieuse, rappelle sans cesse son double à son devoir, refuse de tricher à l'examen (enfin, essaie finalement mais... trop petite, la scène est très drôle, avec cette danse des mains qui évoque Chaplin) ; la blonde danse avec les garçons, passe son temps au cinéma, se laisse volontiers bécoter, consulte une antisèche aux toilettes, met une robe moulante pour séduire le jury. On pourra voir là la métaphore de deux tendances qui se livrent bataille en toute étudiante : les histoires de doubles incitent toujours à ce type d'interprétation...
Il n'y a qu'à la campagne qu'elles se retrouvent, leurs jambes nues émergeant d'une bassine devant des bottes de paille, avant de berner leurs copains en remplaçant le supposé lait de vache par du lait concentré mélangé à de l'eau ! Et lorsque le précieux liquide jaillira du pis comme par miracle, c'est dans les boîtes de conserve qu'elles le récolteront. Les Parisiens sont manipulés dans ce lieu où ils n'ont pas les codes, tout comme le sont nos deux Brigitte dans Paris : la scène très drôle où Brigitte la brune ne sait que choisir parmi tous les bulletins de vote exprime bien cette confusion. Mais, nous dit, Moullet, la confusion est en fait partout : les Provinciales ne savent pas traire une vache, pas plus que les étudiants parisiens n'ont un discours construit, capable d'aller au-delà du courant du moment.
Le film fourmille d'idées. Ainsi ce peintre en bâtiment qui trouve passionnant l'assommante leçon sur la prononciation anglaise que tente d'ingurgiter Brigitte-la-blonde, pendant que celle-ci s'encorde pour achever la peinture à un endroit inaccessible. Ainsi encore ces deux vieux qui suivent les cours soporifiques de la Sorbonne, le monsieur, bouteille de vin à la main, trouvant ce prof "au poil". Ou encore Brigitte-la-brune lestée de tous les sacs qui part en train pendant que les autres se rendent à la ferme à vélo.
L'absurde, composante essentielle du burlesque, est omniprésent : que les Brigitte fuient devant un type à la caméra en hurlant "attention, cinéma !" (clin d'oeil bien sûr à la Nouvelle Vague), ou que Brigitte lise une lettre qui lui apprend qu'on a cru qu'une parente était atteinte d'un zona, mais heureusement c'était un cancer. Il est aussi dans les dialogues alambiqués : « Nous sommes équidistantes de et parallèles à la norme, alternativement de part et d'autre d'elle » lance une Brigitte évoquant la notion de "français moyen". C'est cette seule équidistance par rapport à la norme qui explique leur amitié. Une raison sans doute un peu mince à l'épreuve de la vie, comme le confirme le final.
Certes, tout n'est pas enthousiasmant dans Brigitte et Brigitte. Nos deux actrices ne jouent pas toujours juste, et la nudité des décors fait parfois obstacle à la crédibilité du film. On pourra trouver aussi le film un poil misogyne, nos deux Brigitte étant quand même de ravissantes idiotes (mais tout le monde est idiot dans le film, et on notera quand même que les garçons épluchent les patates comme les filles !). Enfin, on sent parfois trop la revendication d'un parti pris, et le film manque un peu de colonne vertébrale, donnant la sensation de partir dans tous les sens... Avec la même liberté de ton, Le départ de Skolimowski sera beaucoup plus maîtrisé et convaincant. Mais le film est touchant aussi par ses maladresses, à l'instar d'un Shadows de Cassavetes, contemporain lui aussi. A coup sûr, nous tenons-là un joli petit film, audacieux et attachant.
7,5
Créée
le 30 mars 2021
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