Les dames ne comprennent pas - la vie de 'pervers narcissique' est si éprouvante

Contrairement à la majorité des films de son époque, Brimstone pratique le premier degré et pour l'appliquer à des choses graves et extraordinaires, anormalement dures mais toujours vraisemblables (sauf peut-être dans son dernier acte plus près du conte). Il va au bout de ce qu'il engage, s'avère structuré, sans complexités superflues ni pas de côté. Quand il livre une chose, c'est sans introduire de flou ou se cacher derrière une passion des nuances ou de la libre-interprétation – et il accomplit cela avec finesse et élégance, en refusant tout angle vulgaire. L'emballage et les manières sont certainement lourds mais c'est à bon escient : nul apaisement ou reculade possible. Brimstone est garanti sans humour, comme son duo fatal, comme leur monde, sans espace pour les 'alternatives' (quoique quelques passages profondément hypocrites ou cyniques, dans le chapitre 3 essentiellement, puissent être très drôles).


Pour Liz (Dakota Fanning en muette), l'erreur est à chaque recoin (car se surveiller ne suffit pas, on peut aussi vous attribuer des fautes), les châtiments la guettent à chaque instant – mais c'est à peine si elle connaît des tourments purement spirituels, strictement venus de l'intérieur, car tout vient de son prédateur. Le film pourrait manquer quelque chose à cet endroit, en montrant l'otage d'un missionnaire maléfique plutôt que celle d'une foi consacrée. Mais ce n'est pas l'au-delà qui l'accable, ni une aspiration morale qui la tyrannise. C'est l'usage de la religion sur Terre, où le sacré, la liberté et la paix de l'esprit lui sont confisqués, dès le départ de sa vie et sans rémission possible. Tout est placé sous le signe de l'arbitraire – prévisible dans ses desseins, à force, mais tenant toujours dans l'anxiété puisqu'il a tout le temps et ses limites sont inconnues. Le drame de Liz c'est aussi d'être initiée par un zélé et un abuseur aux choses de la vie, en tout cas de celle-ci à la fin du XIXe siècle ; elle en apprend précocement et sans précautions le caractère impitoyable (la scène des cochons est banale et pourrait avoir une force moindre, n'être qu'une horreur subjective).


L'intensité du film (techniquement exemplaire) doit beaucoup à son principe de destinée maudite. Factuellement la vie reste pleine de surprises, d'événements surmontables ou de problèmes maîtrisables, mais au fond l'essentiel est déjà réglé et l'avenir est bouché – sauf miracle ou oubli. Le pire est en suspens ; les bons moments n'en sont que plus forts, le commencement d'une sensation de délivrance accompagne le quotidien, entre les moments de tempête. Koolhoven (réalisateur et scénariste) a mis en boîte sa Nuit du chasseur, sèche et violente (jusqu'à s'autoriser une séquence de tripes à l'air comparable à celle de Dream Home - l'asiatique), sans jamais rien de sa magie, ou trop submergée par des états éloignés du merveilleux. Le chef-d’œuvre de Laughton (si ce terme a un sens alors il faut l'appliquer à ce cas) l'inspire notamment pour le personnage de Guy Pearce, prédateur cynique comme l'était Mitchum en Powell, la profondeur des convictions en plus – avec toutes les raideurs et les puissances assorties.


C'est un cas remarquable de loup prenant les habits de l'agneau, pratiquant la déformation à ses fins malveillantes, contaminant finalement son monde avec son nihilisme. Il a conscience d'être damné – car il a passé les lignes ou estime avoir dévié à partir de missions justifiables ? En tout cas il se sait coupable mais un coupable avec licence, dont la lucidité est un poison supplémentaire. Elle lui interdit de renoncer à corriger les autres coupables de ce monde, peut-être plus abjects puisqu'eux ne reconnaissent pas leurs fautes – ces lâches ne connaissent que la peur ! Comme tous les pires ennemis d'un dogme, d'une idée ou d'un espoir, ce Révérend pourrit la religion de l'intérieur, en s'en faisant lieutenant, en la personnifiant de façon à la rendre odieuse à ceux qui s'en méfient ou la détestent. Brimstone lui-même n'est pas nécessairement antireligieux mais il rejoint au moins passivement la liste des films anticléricaux et peut-être des féministes – en illustrant l'assujettissement des femmes et des croyants. Mais le grand méchant loup n'est pas une excroissance, une apparition, c'est bien un homme de ce monde, un représentant extrême, épuré, de sa part vénéneuse – ou pourrie, sauf littéralement, mais décidément le mal ronge et même les belles plastiques sont saccagées à mesure, sans le secours de la nature.


Le film a aussi sa part de nihilisme. Quand il regarde les hommes, il voit beaucoup de faibles créatures, voire quelques petits monstres, avec la mesquinerie facile. Dévouées ou avinées, les foules se font entraîner – quand elles ne saisissent pas simplement un prétexte pour se soulager – et leur fardeau est si lourd, il rend aveugle à la souffrance et même aux véritables actes des autres. Cet absence d'idéal relativise la possibilité d'un étiquetage, les luttes supposées – il peut y avoir des adhésions derrière sa conception, mais Brimstone est contrariant comme film de combat – au mieux on peut l'instrumentaliser pour dénoncer, mais il faut ensuite lui prêter des prescriptions, du positif, que son fatalisme exclu. Cela reste faisable – après tout ce fatalisme n'interdit pas la grandeur, la passion et l'admiration pour cette personne qui est aussi une figure. Le spectateur passe les quatre portions du film avec le point de vue de Liz, en comprenant ce que sa captivité a d'universel avant de saisir sa trajectoire individuelle, avec l'ampleur de sa corruption (notamment via le Chapter 3 - Genesis). Nous sommes du côté de la martyr – une martyr civile et 'existentielle', étouffée en continu plutôt que souffrant à l'extrême sur une ou quelques sessions (ce qui ne manque pas mais aurait pu se contenter de produire une simple abîmée). Son bourreau n'est pas moins fascinant – et lui aussi vit dans un monde de privation et d'injustice, toujours prêt à rabrouer et condamner, refusant ses désirs – jusqu'à le laisser les formuler, simplement, pour eux-mêmes.


https://zogarok.wordpress.com/2018/01/03/brimstone/

Créée

le 31 déc. 2017

Critique lue 670 fois

3 j'aime

1 commentaire

Zogarok

Écrit par

Critique lue 670 fois

3
1

D'autres avis sur Brimstone

Brimstone
Franck_Plissken
10

The Reverend (Paint My Face)

Voilà donc un film qui va jusqu'au bout de son sujet et ne prend pas de pince pour y arriver. Au vu de certains critiques (ici et ailleurs), Brimstone (j'aurais préféré le titre "The Reverend", tant...

le 31 mars 2017

52 j'aime

11

Brimstone
Theloma
4

Quand père fouettard fâché lui toujours faire ainsi

"Monsieur le pasteur vous êtes un salaud !" C'est le moins qu'on ait envie de dire, (parodiant le regretté Thierry Roland), au vue de la longue, très longue liste de brimades, humiliations, crimes et...

le 6 nov. 2017

39 j'aime

22

Brimstone
mymp
5

Prêchi-prêcha

Encore inconnu dans nos contrées sauvages malgré une carrière déjà prolifique, au cinéma et à la télévision, dans son pays qui est le sien (les Pays-Bas), Martin Koolhoven a droit aujourd’hui aux...

Par

le 18 avr. 2017

38 j'aime

2

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

51 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2