Broken Land
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Broken Land

Documentaire de Stéphanie Barbey et Luc Peter (2014)

Le film de Stéphanie Barbey et Luc Peter, Broken Land (2014), est composé d’une série de portraits d’Américains qui vivent près du mur construit par les Etats-Unis à la frontière mexicaine afin d’y contrôler l’immigration clandestine. Il y a l’homme aux caméras, de surveillance, qui nous montre ce qu’il appelle son « mode de vie » (« It’s not a paranoïa, it’s a way of life ») : faire la ronde plutôt que la promenade, regarder les images des 16 caméras de surveillance disposées autour de sa propriété plutôt que regarder les shows télévisés. Il y a le gardien du mur qui fait état de la lutte contre les narco-trafiquants. Il y a le gardien des vaches qui se rappelle le temps où Américains et Mexicains gardaient les vaches et buvaient des coups ensemble. Il y a les bénévoles qui, malgré la proportion croissante de délinquants et narco-trafiquants parmi les migrants, continuent à les aider du mieux qu’ils peuvent. Il y a les vétérans de guerre et les patriotes qui prétendent protéger leur pays, plus haut lieu de civilisation et meilleur espoir de l’humanité, contre la barbarie.


Le spectateur pourra s’étonner de l’absence de point-de-vue de l’autre côté du mur, d’autres populations qu’états-unienne. À force de ne pas voir ceux dont « tout le monde » parle, notre désir de mettre un visage derrière les mots ne cesse de croitre. Nous ressentons peu à peu une gêne, à débusquer ça et là des présences éphémères dont ne nous voyons que les dos en fuite. Ces images évoquent le souvenir d’autres images issues du documentaire animalier : tantôt la traque sauvage d’un animal légendaire dont certains souhaitent ramener le trophée, tantôt les procédés de l’appât bienveillant posé par celui qui espère observer l’animal. Un souvenir qui n’est pas tant le fait de l’idiosyncrasie du spectateur, que de l’insistance de Barbey et Peter à rapprocher le caractère éphémère de ces présences au passage furtif de l’animal sauvage : comme lorsque nous voyons ces plans de loup succédant au passage d’un migrant dans la nuit, cadrés tous deux d’une façon similaire ; ou lors d’un ralenti appuyé sur les dos de migrants en fuite, procédé auquel Barbey et Peter doivent recourir afin que nous puissions voir, un instant, cette existence qui fuit tel le loup présentant son dos avant de disparaître. Dans le même temps, les multiples discours que nous entendons rappellent d’autres discours, venus d’un autre temps, quand des communautés entières se soutenaient d’une peur commune : celle de la bête mystérieuse (loup-garou, bête du Gévaudan, etc.), d’autant plus mystérieuse et effrayante que tout le monde raconte l’imagination de ce qu’il n’a pu voir.


À en rester à ce jeu d’approche, au plus près des Américains qui ne racontent que ce qu’ils peuvent imaginer, certains pourraient peut-être s’indigner de la partialité du point-de-vue. Plus encore, observer les migrants comme des animaux sauvages reviendrait à confirmer la thèse défendue par le dernier portraituré du film, à savoir la thèse d’une supériorité de la civilisation états-unienne sur toutes les autres civilisations, la supériorité d’un certain groupe humain sur un autre. La joie d’avoir observé quelques traces de ces présences vivantes indéterminées — par le rayonnement de la chaleur des corps, capté nuitamment par les caméras de surveillance ; par quelques dos en fuite ici et là ; ou de manière plus morbide par les restes humains que le médecin légiste analyse – continue de semer le trouble sur le regard que le film nous contraint à adopter. Néanmoins, si nous laissons de côté le jugement moral, le dispositif limité de l’observation distante est l’occasion de penser l’animal sauvage comme allégorie politique du migrant et d’ouvrir une posture de spectateur au désir contrarié. L’allégorie animale du migrant celui qui conteste fondamentalement l’existence même de frontières, à commencer par celles qui prétendent séparer la civilisation de la barbarie, construit un désir, mêlé de crainte, qui se suspend à une série de questions.


Allégorie. Le rapprochement du migrant et de l’animal, effet premier de l’observation distante et du montage de Barbey et Peter, ne suscite pas l’indignation si l’on y voit une allégorie de la condition des migrants. En effet, comme les animaux sauvages qui résistent à la domesticité, évoluent entre les frontières, vivent sur des territoires qui se définissent selon d’autres codes que les murs artificiels, les migrants font effraction dans les réalités de discours et de civilisation construits par les uns et les autres pour se protéger. De sous-humanité qui ne se dit qu’à travers le regard du civilisé, le migrant devient l’animal sauvage insaisissable qui ne se laisse capturer ni par les mots, ni par les images. Le migrant est un pan de réel qui – bien évidemment sous la contrainte – n’a d’autre choix que de s’obstiner à braver toute légalité et institution préexistante. Ce qui aurait pu n’être que la faiblesse d’une approche partiale devient dès lors l’occasion d’une critique de la civilisation au sens d’un processus qui crée son lot de divisions artificielles, assigne les corps à des places préétablies, et sécrète par là même, comme son double négatif, le programme d’une lutte contre ce qu’il appelle « barbarie », notamment par la création d’une violence dite « légitime ».


Désir contrarié. Le type d’observation ouvert par l’observation distante, en tant qu’il ne permet d’enregistrer que la trace de la fuite dans ce qui se dit à la clarté du champ, mobilise l’un des procédés techniques constitutif du jeu du cinéma avec le désir du spectateur : la dialectique du champ avec le hors-champ. Dans Broken Land, ce procédé construit le désir, mêlé de crainte, de rencontrer ceux dont nous ne voyons que les traces. Le migrant fuit constamment dans ce hors-champ avec lequel le cinéma n’a cessé de jouer, que ce soit pour faire peser le cauchemar (toutes les variations sur le surgissement du monstre dans le film d’horreur) ou peupler le champ de tous les rêves (toutes les variations sur la présence de l’absent – amour, souvenir, etc.), ou les deux en même temps (le fantôme dont on ne sait les intentions, la présence trouble qui attire autant qu’elle inquiète). Barbey et Peter jouent de cette dernière possibilité. De par le choix de l’observation distante et partiale, ils laissent le spectateur se débrouiller avec ce désir contrarié, ne lui apportant jamais la réponse que serait le cauchemar (la définition du hors-champ comme le « mauvais » migrant) ou le rêve (la définition du hors-champ le « bon » migrant). Sans réponse, le désir du spectateur s’exprime par une série de questions : qui est-ce ? que veut-il ? dans quelle société finit-on par devoir apercevoir des hommes à la sauvette, comme l’animal sauvage ? qui suis-je dans ce dispositif ?


Barbey et Peter clôturent le film sans que nous n’ayons vu le moindre visage. Du moins, nous n’aurons vu aucun visage porté par les dos fuyants. Toujours dans la logique de la trace, comme un début d’histoire possible, nous devinons ce que les défunts ont pu être, autrefois, lorsque nous contemplons une photographie retrouvée ça et là, sur le corps de l’un ou l’autre migrant englouti par la terre. Si le film ne livre aucune réponse, n’offre aucun rêve humaniste, il fait éprouver la force d’un désir contrarié, se développant dans une série de questions mettant en cause toutes les frontières que l’homme construit, dans le monde et dans sa tête.


Sébastien Barbion


Publié, avec images, sous le titre : "Broken Land : L'allégorie animale du migrant" sur Le Rayon Vert Cinéma, avril 2016.

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le 14 avr. 2016

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