Dans Touch of Evil (1958) ou Pat Garrett & Billy the Kid (1973), la frontière américano-mexicaine est une marche, une limite étendue et floue, une vaste zone de transition - un territoire frontalier. John Ladd, propriétaire d'un ranch qui longe la frontière depuis plusieurs générations, raconte avec nostalgie qu'il n'y a pas si longtemps, les éleveurs états-uniens et mexicains s'entre-aidaient pour réunir les troupeaux, passaient ensemble des soirées autour d'un repas et d'un verre, des deux côtés d'une ligne alors invisible, impalpable. Le check-point de Babel (2006), déjà, mettait en scène la prégnance, la matérialité de la limite, au moins pour certains et dans un certain sens ; aujourd'hui, plus d'équivoque, avec une barrière couvrant un tiers de la frontière. C'est cet improbable mur et ce qu'il fait à l'espace alentour que scrutent, dans le très beau et très fort Broken Land, Stéphanie Barbey et Luc Peter.
A Tijuana, la barrière se termine dans les eaux du Pacifique. Non loin de cette drôle de noyade, l'observateur géophile peut s'amuser de l'hétérogénéité spectaculaire de part et d'autre de la frontière, cas rare - et donc à fort potentiel pédagogique, qui fait saisir dans toute sa force ce qu'est ou peut être une frontière - de coupure nette entre deux modèles d'occupation de l'espace : d'un côté la ville mexicaine et son tissu dense de logements et de commerces, de l'autre quelques routes, quelques complexes industriels épars et, surtout, le désert. Le contraste y précède et succède tout à la fois à l'érection de la barrière : celle-ci entérine la séparation en lui conférant une matérialité nouvelle mais la renforce aussi en contenant mécaniquement la croissance de la ville, qui semble venir s'échouer sur le mur comme la marée sur une digue.
Quelques centaines de kilomètres plus à l'est, Barbey et Peter ont la bonne idée de s'attarder sur quelques plans d'ensemble insensés où, dans le semi-désert, homogénéité paysagère à perte de vue, circule cette absurde barrière de métal.
Ils donnent la parole à quelques habitants des environs, de ceux qui s'arment jusqu'aux dents aux deux anciens hippies sidérés par ce mur infâme, en passant par l'ancien flic qui fait ses rondes quotidiennes et se repaît des traces de passage qu'il trouve et décrit avec la même excitation que celle du chasseur pistant son gibier.
On reste bouche bée - car on hésite à éclater de rire - quand Richard Hodges conclut la visite de sa propriété bardée de caméras de surveillance par un bel exercice de déni mêlé d'auto-légitimation : "Ce n'est pas de la paranoïa, c'est un mode de vie". Fichtre, c'est vrai, on n'y avait pas pensé, c'est un peu comme devenir végétarien ou bouddhiste. On garde quand même foi en l'Humanité grâce à Robin et John Warren, qui comptent bien sauver quelques candidats à l'exil en semant dans le désert des bidons d'eau et des boîtes de conserve - on se demande au passage quelle tête font ceux qui les trouvent, et quel dieu ils remercient en les ingurgitant.
Et l'air de rien, Broken Land apporte de l'eau au moulin d'une idée que j'ai défendue ailleurs : les films de zombies, bons ou mauvais, mettent en scène une peur panique de l'invasion - de chez soi, de soi-même -, qui nous pousse à nous armer et a nous emmurer et fait de nous des assiégés permanents. Quand le cinglé aux caméras nous fait découvrir quelques extraits de scènes nocturnes enregistrées par son arsenal vidéosurveillant, les infra-rouges révèlent une armée d'ombres blanches semblant errer sans but dans le désert : la réalité, via la folie de Hodges, a rattrapé Night of the Living Dead. Et ça fiche un peu les chocottes...