Il ne faudrait pas se laisser abuser par l'apparente simplicité de la narration qui sous-tend le dernier film de Ira Sachs. Une simplicité véritablement enfantine : l'amitié, aussi brusquement surgie qu'évanouie, entre deux jeunes garçons, à leur entrée dans l'adolescence ; les relations, d'abord limpides puis de plus en plus fangeuses, entre leurs parents respectifs ; le titre, inscrivant explicitement l'action dans un lieu, un "village", insularisé dans la grande ville...


Ira Sachs excelle à filmer la marge, le glissement, l'indicible, l'insu. Aucun des personnages n'est épargné par le regard aussi calme que lucide, exempt de condamnation, porté par le réalisateur sur ses protagonistes. L'évolution des rapports entretenus par les instances parentales est, à ce titre, exemplaire : lorsque le couple formé par Brian et Kathy, parents de Jake, incarné par l'excellent Theo Taplitz, confondant de naturel, rencontre Leonor, maman de Tony, à l'occasion de la mort du père de Brian, la relation semble pure, resserrée qu'elle est autour de l'hommage à l'homme pleuré, qui louait sa boutique à la jeune mère esseulée. Mais l'argent va oxyder cette pureté : les bobos se révèleront aussi âpres au gain que les plus cyniques capitalistes, et la jeune femme prête à toutes les roueries pour bloquer le prix du loyer à un niveau indécent...


Parallèlement à ces péripéties secondaires, le lien entre les deux adolescents, pourtant central et planant à une altitude autre, ne parviendra pas à éviter toute éclaboussure. Accompagnée par une musique aussi minimale qu'obsédante, merveilleuse de délicatesse avec ses quelques notes en ostinato, la caméra recueille comme aucune autre les moments d'oisiveté, les conversations en groupe traversées d'éclats de rire, les dérives à deux ne fuyant aucun sujet. Dans un regard, un silence, une hésitation, le réalisateur capte le regard de Jake, plus intériorisé, sur son exubérant camarade : à peine la naissance d'un désir, juste une attente, mais qui ignore même ce qu'elle pourrait désirer...


Et l'on reste confondu par les moments de grâce du film : un long travelling latéral, fluide à souhait, qui s'embarque avec les deux amis dans une course folle en rollers à travers les rues de Brooklyn. Peu de plans cinématographiques disent à ce point le sentiment de liberté, d'espace infini, Brooklyn n'ayant alors plus rien d'un village mais offrant à la complicité des deux adolescents le monde entier... Et, en contrepoint, la solitude pitoyable qui sera celle de Jake lorsque, toutes ailes coupées, il tentera une glissade solitaire à la recherche de l'ami envolé...


On ressort le cœur serré d'amertume, sans que le réalisateur ait eu besoin, pour cela, de recourir au moindre éclat dramatique. Mais, reprenant nos esprits, on lui sait gré, ensuite, de nous avoir bouleversés de façon si subtile.

AnneSchneider
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 18 sept. 2016

Critique lue 1.9K fois

14 j'aime

6 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 1.9K fois

14
6

D'autres avis sur Brooklyn Village

Brooklyn Village
carlota36
4

Surprise, Incompréhension et Indifférence

Je remercie Sens Critique de m'avoir convié à cette avant première du film ! Le film semble très attendu et déjà très apprécié, seulement je reste perplexe suite à cette séance. En effet, je n'ai...

le 9 sept. 2016

13 j'aime

6

Brooklyn Village
Anaëlle_Guillerme
7

Dualités

Brooklyn Village n'est pas un chef d'œuvre dans le sens brillant du terme : c'est justement ce qu'il semble chercher à éviter. Il n'y a pas véritablement de prouesse de mise en scène, de scénario.....

le 9 sept. 2016

9 j'aime

Brooklyn Village
easy2fly
3

Le petit homme de Brooklyn

Ira Sachs n'est pas Woody Allen, la comparaison n'a pas lieu d'être, ce n'est pas parce qu'il tourne ses films à New-York avec un statut d'auteur que cela fait de lui son successeur. Son nouveau film...

le 25 sept. 2016

8 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

80 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

74 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

71 j'aime

3